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complète, aussi large, que la littérature allemande. De là son prompt effacement. Les hommes de génie n’ont pas laissé de successeurs, et l’Allemagne lettrée ne compte plus dans le monde que par ses érudits. Or l’érudition ne demande que des investigateurs patiens, pénétrans, attentifs aux moindres faits ; elle ne vise pas aux idées, et elle y trouve même un péril, comme l’attestent par trop d’exemples les plus illustres érudits allemands. Les sciences positives sont depuis longtemps cultivées avec succès en Allemagne, et l’esprit allemand n’a pas aujourd’hui de gloire plus solide ; mais, comme l’érudition, les sciences positives recherchent les faits plutôt que les idées. Ce sont d’ailleurs de toutes les applications de l’intelligence les plus cosmopolites, celles qui prennent le moins la forme du génie particulier d’un peuple.

Parlerons-nous des arts ? Il y a juste un siècle, Goethe, qui venait d’achever son droit à Strasbourg, et qui gardait encore tout l’enthousiasme dont l’avait rempli la cathédrale si outrageusement traitée cette année par les bombes allemandes, écrivait un essai sur ce qu’on est convenu d’appeler l’architecture gothique, et qu’il appelait, lui, a « l’architecture allemande. » Plus tard, après avoir vu de près les chefs d’œuvre de l’art antique, il goûta beaucoup moins l’art du moyen âge, et il n’en trouva plus la paternité aussi glorieuse pour son pays ; mais, glorieux ou non, le fait même de cette paternité n’appartient en rien à l’Allemagne. Ses cathédrales se sont élevées après les cathédrales françaises ; elles s’en sont inspirées, et ne les ont pas surpassées. L’Allemagne n’a pas plus de titres sur les autres branches des beaux-arts. Ses peintres et ses sculpteurs les plus éminens n’ont ni précédé ni égalé les grands artistes de l’Italie. Aucun des progrès, aucune des révolutions de l’art ne porte leur nom. Les tentatives qui se sont produites de nos jours en Allemagne pour mettre la peinture au service de la foi avec Overbeck, de la métaphysique avec Cornélius, ont eu pour effet de nobles œuvres, mais dont tout le mérite est étranger à la peinture elle-même. La musique allemande est aujourd’hui la musique classique par excellence, mais elle n’a fait que perfectionner un art que l’Allemagne est loin d’avoir créé, et qui pendant, longtemps n’y a trouvé qu’un sol inclément. Ses maîtres les plus illustres allaient chercher fortune au dehors, Hændel en Angleterre, Glück en France, et leurs exemples ont encore de nos jours plus d’un imitateur. Lors même qu’ils se passaient d’un patronage étranger, les compositeurs allemands n’arrivaient le plus souvent au succès qu’en s’appuyant sur des idées étrangères, en associant leurs inspirations à des paroles italiennes ou françaises.

Dans leurs travaux immatériels, comme dans leurs émigrations lointaines, les Allemands ne s’aventurent jamais que sur un sol déjà défriché. Ce sont des colons de seconde main, pour ainsi dire, superposant leur patiente industrie à l’œuvre ébauchée, avec moins d’habileté peut-