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par des institutions libres. Un certain individualisme s’est maintenu dans les mœurs allemandes ; mais il y est plutôt affaire de sentiment que d’action ou de pensée. Jamais il n’a réussi de lui-même ni à se traduire en idées précises, ni à s’entourer de garanties positives. Nulle philosophie ne tient moins compte de l’individu que la philosophie purement allemande. Peu de législations enserrent encore l’individu dans autant de liens que les législations allemandes, partout où ne s’est pas implanté le code français. L’individualisme domine dans une race à demi germanique, la race qu’on appelle anglo-saxonne, et il y domine peut-être parce qu’elle n’est qu’à demi germanique. Loin de faire honneur à la Germanie des institutions de cette race, Hegel les repousse, comme il repousse les institutions issues de la révolution française, parce que les unes et les autres font la part trop large à l’initiative individuelle. La société idéale que tend à réaliser, suivant lui, l’esprit germanique maintient le travail individuel sous le joug de corporations, la conscience individuelle sous le joug d’une religion nationale, la vie individuelle, dans toutes ses manifestations, sous le joug des pouvoirs publics. Elle n’impose aucune limite à l’action de l’état ; elle n’en impose pas davantage à la volonté souveraine en qui cette action se personnifie, car, si elle lui adjoint des assemblées délibérantes, elle lui laisse le dernier mot. Sans doute, depuis la mort de Hegel, plusieurs gouvernemens allemands ont dépassé ce prétendu idéal, et ceux même qui sont restés en-deçà ne laissent pas aux individus, surtout dans les matières spéculatives, une très grande liberté de fait. Dans la philosophie politique de Hegel lui-même, plus d’une idée libérale se mêle à des conceptions dont le fond n’est qu’un despotisme savamment organisé ; mais le libéralisme, dans les théories du philosophe et dans la pratique de ses compatriotes, n’a rien qui soit proprement germanique, rien qui ne soit l’effet du progrès général de l’esprit moderne, et qui ne soit mieux compris et plus sincèrement réalisé chez d’autres nations.

L’Allemagne a-t-elle fait plus pour la famille que pour l’individu ? On vante ses mœurs domestiques, et j’admets volontiers qu’elles sont plus pures que celles des peuples du midi : c’est affaire de climat. Il ne faut pas toutefois en exagérer la sévérité. Henri Heine nous engage à n’en croire entièrement ni MMe  de Staël pour le présent, ni Tacite pour le passé : leurs tableaux sont flattés, et semblent avoir pour but la satire indirecte de leurs compatriotes. On peut voir dans Stendhal ce qu’était la société prussienne au commencement de ce siècle, et si le témoignage d’un observateur étranger paraît suspect, on peut consulter ces correspondances intimes de personnages plus ou moins célèbres qui reçoivent depuis quelques années en Allemagne une publicité si peu discrète. Le goût des Allemands pour la vie privée est moins esprit de famille qu’indifférence ou impuissance à l’égard de la vie publique. Si la vie privée a