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ses droits mal définis, auxquels manquait l’hérédité, n’a fait qu’entretenir la division de l’Allemagne. En vain la maison d’Autriche a-t-elle fini par y conquérir l’hérédité de fait ; elle a toujours mis avant les intérêts généraux de l’Allemagne les intérêts particuliers des provinces sur lesquelles elle possédait l’hérédité de droit. Elle trafiquait des premiers au profit des seconds. Les princes allemands, dans leurs luttes entre eux ou avec les empereurs, n’étaient pas plus scrupuleux. Pour s’assurer des alliances au dehors, ils livraient ou ils vendaient des provinces allemandes, et les populations n’y trouvaient pas à redire[1], À défaut de l’unité politique, l’Allemagne impériale ne s’était pas même élevée à l’unité du sentiment national.

Les Allemands font grand bruit des invasions et des conquêtes qui ont affligé leur patrie dans les siècles précédens. Leur patrie n’a été ni envahie ni conquise, car elle n’existait pas. L’Allemagne était une sorte de terrain banal qui s’ouvrait et qui se donnait de lui-même aux étrangers, et où ils n’entraient jamais comme ennemis des uns sans être appelés par les autres comme auxiliaires et accueillis comme bienfaiteurs.

Y a-t-il eu du moins un empire germanique, comme empire de certaines idées originaires de la Germanie ? Hegel l’affirme, et la plupart des savans allemands n’en doutent pas. Ils ont même presque réussi à le faire croire au reste du monde. Rien cependant n’est moins justifié. Le monde moderne doit, dit-on, à la Germanie l’idée féodale. La féodalité a sans doute quelques-unes de ses racines dans les usages des anciens Germains ; mais elle contient bien des élémens d’origine diverse. Les institutions romaines, surtout les institutions des derniers temps de l’empire, n’y ont pas été sans influence. Dans ce qu’elle semble avoir de proprement germanique, elle n’est que l’expression d’un certain état social dont on trouve l’analogue chez d’autres races à demi barbares. C’est ainsi qu’on peut parler sans trop d’impropriété d’une féodalité arabe, d’une féodalité japonaise. Si l’Allemagne contemporaine est encore en partie féodale, ce n’est ni un argument en faveur de sa civilisation, ni un de ses titres à régner en Europe par les idées, en attendant qu’elle y règne par la force des armes.

L’esprit germanique aurait mieux mérité des peuples modernes, s’il était fait prévaloir parmi eux, comme on le prétend quelquefois, l’indépendance de l’individu en face de l’omnipotence de l’état. L’individu, chez les anciens Germains, se montrait très jaloux de ses droits, même quand il en faisait l’abandon ; seulement c’est un trait commun à beaucoup de barbares, et l’on n’y peut voir que l’indice d’une société où l’énergie des caractères n’a été ni domptée par le despotisme, ni disciplinée

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre et du 15 décembre 1870, les études de M. Charles Giraud sur le Siège de Metz et sur la Réunion de l’Alsace à la France.