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tournaient contre leur berceau. Les Germains d’aujourd’hui, avec cette ténacité de mémoire contre laquelle nous mettait en garde Henri Heine, tirent un double parti de ce chaos ; ils gardent une rancune héréditaire à tous les peuples qui ont combattu par-delà les siècles quelque peuplade germanique, et ils font honneur à leur race des œuvres accomplies par ces mêmes peuples, pour peu qu’il coule dans leurs veines quelque goutte de sang germanique. Ne nous ont-ils pas annoncé qu’ils prétendaient venger sur les Français la victoire remportée à Tolbiac, il y a quatorze cents ans, par le Franc Clovis sur les tribus qui portaient seules alors le nom d’Allemands, et ne réclament-ils pas en même temps, comme un droit national, l’héritage du Franc Charlemagne ?

L’empire de Charlemagne réunit, par un lien assez lâche, qui bientôt ne fut plus qu’un lien idéal, une partie de la Germanie et des états fondés par les Germains ; mais ni Charlemagne ni ses successeurs immédiats ne sont de purs Germains, et leur empire lui-même est tout romain, par son nom et par son origine, non moins que par la seule force durable qu’il possède, la force morale puisée dans les souvenirs toujours vivans de l’ancienne Rome. C’est comme empire romain qu’il a gardé son prestige lorsque son siège s’est fixé définitivement en Allemagne. Il a pu autoriser des invasions allemandes dans les pays non allemands qui lui étaient annexés, il n’y a jamais fait régner une influence allemande. La Lorraine, la Franche-Comté, la Savoie, l’Italie du nord, étaient provinces de l’empire, quelques-unes de leurs villes étaient villes impériales, et s’en faisaient honneur ; mais il ne venait à l’idée de personne que l’Allemagne pourrait revendiquer un jour les unes et les autres comme provinces et comme villes allemandes. Ce n’est que fort tard qu’on a dit l’empire d’Allemagne, au lieu de l’empire romain, de l’empire d’Occident ou de l’empire tout court, et, quand cette expression a prévalu, elle était justifiée en fait par l’abandon de toute suprématie impériale en dehors de l’Allemagne. Si les empereurs allemands tenaient encore sous leurs lois d’anciennes provinces de l’empire étrangères à l’Allemagne, la Lombardie entre autres, c’était comme possessions héréditaires de leur maison, non comme possessions impériales, et l’on sait combien ils y étaient détestés en leur qualité d’étrangers. Leurs prédécesseurs y avaient eu un parti nombreux et actif ; mais rien ne fausserait plus l’histoire que d’en faire un parti allemand. Les gibelins d’Italie acclamaient le successeur des césars, l’empereur de Rome ; mais ils ne voulaient avec lui aucun Allemand, et ce n’est pas un guelfe, c’est le gibelin Pétrarque qui convie tous les cœurs italiens à s’unir contre la fureur tudesque, la tedesca rabbia.

Dans l’Allemagne elle-même, qu’était-ce que cet empire qui prétend renaître aujourd’hui ? Partout ailleurs la royauté, par ses efforts continus, a fait sortir l’unité nationale du morcellement féodal. L’empire, par