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sée que le vainqueur lui-même subira tôt ou tard la loi d’un autre vainqueur, qui le remplacera justement, comme représentant un nouveau progrès dans le développement de l’esprit universel.

Il n’est pas de mérite que Hegel n’attribue à la guerre. L’humanité lui doit tous ses progrès, chaque peuple y trouve la meilleure école pour la formation de son caractère ; elle exige la valeur individuelle, mais elle en fait une vertu sociale en la mettant au service d’intérêts généraux et en la soumettant à une direction générale. Dans les temps modernes surtout, elle a discipliné les peuples en devenant plus mécanique, grâce à l’invention de la poudre, « invention qui n’a pas été un pur effet du hasard, et qui a substitué une forme plus abstraite du courage à sa forme toute personnelle. »

Hegel n’exagère pas quand il voit dans une armée quelques-unes des qualités qui font un peuple de citoyens, non une collection de sujets : le dévoûment à la patrie sous la double forme du courage personnel et d’une action commune, la subordination hiérarchique des efforts, l’obéissance passive acceptée par devoir et par un sentiment d’honneur, l’initiative, l’ambition, le mérite à tous ses degrés, se faisant jour à travers la règle, et conciliant, sans les absorber l’un dans l’autre, l’intérêt individuel et l’intérêt de tous. Une armée est un état en petit ; mais, si tous les citoyens ne sont pas soldats, ou si les soldats mettent leur force et leur courage au service d’une autre cause que celle de tous les citoyens, c’est un état dans l’état, un principe de division et d’oppression. Et lors même que l’armée est vraiment nationale, les mœurs militaires ne sont qu’une partie des mœurs civiques. Le citoyen n’est pas seulement celui qui donne avec plus ou moins de dévoûment son temps, son énergie, sa vie pour sa patrie ; c’est celui qui fait son affaire des intérêts de sa patrie, qui cherche à les comprendre et à les améliorer. La véritable école du citoyen, ce n’est pas la vie militaire, c’est la vie publique, et rien ne serait plus dangereux que de confondre, comme paraît le faire Hegel, la discipline uniforme de la première avec la libre variété des devoirs de la seconde.

Les habitudes belliqueuses deviennent d’autant moins nécessaires pour maintenir l’unité morale d’un peuple que cette unité est entrée davantage dans la conscience de tous. Elles ne sont également qu’un moyen secondaire et imparfait pour le développement au dehors de la civilisation d’un peuple, lors même qu’elles ne se mettent pas au-dessus de la justice, soit dans l’initiative de la guerre, sait dans l’usage de la victoire. Sans doute les idées se propagent à la suite des armées par l’effet des victoires et des conquêtes ; mais elles se propagent aussi sûrement et d’une façon plus digne d’elles par ces forces toutes morales dont le réalisme de Hegel fait trop bon marché. Nos armées de la république et de l’empire ont porté dans toute l’Europe quelques idées fran-