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par la conquête n’est que la réalisation d’idées hégéliennes. La philosophie de Hegel se nourrit d’abstractions ; mais elle ne se nourrit pas d’idées pures. Elle aime la force, elle préconise la guerre, elle est pleine d’enthousiasme pour les conquérans, elle leur confie tous les progrès de l’humanité, et le dernier mot de ces progrès, la dernière œuvre des politiques et des guerriers doit être la fondation d’un grand empire germanique. Voilà les théories dont s’enivrait l’Allemagne il y a quarante ans, lorsque ses guides actuels étaient étudians en philosophie, et elle attend d’eux aujourd’hui qu’ils les glorifient en les appliquant. On fait trop d’honneur à l’Allemagne contemporaine et à M. de Bismarck quand on les suppose élevés à l’école de Kant. La morale de Kant, pourraient-ils répondre, était bonne pour ces songe-creux du xviiie siècle qui croyaient aux droits de l’homme et à la fraternité des peuples. Nous avons changé tout cela. Nous sommes toujours idéalistes, parce que tel est notre génie ; mais nous avons quitté l’idéalisme subjectif pour l’idéalisme objectif. Si vous avez peine à comprendre ces termes tudesques, vous pouvez entendre par le premier, dans le français de votre Pascal, « la force entre les mains de la justice, » et par le second « la justice entre les mains de la force. » Telles sont les leçons que nous avons retenues de Hegel, et nous honorons très logiquement notre « vieux maître » en réalisant ses idées par le fer et par le feu.

C’est donc une fête sanglante que M. de Bismarck a préparée pour ie centenaire de Hegel. Malgré des succès inespérés, il peut s’apercevoir que le programme qu’il s’est tracé est plus difficile à remplir que celui de la société philosophique de Berlin, et que la France n’est pas aussi disposée à y souscrire. L’année1870, touche à sa fin, et le triomphe est encore loin. Viendra-t-il jamais en tout ou en partie ? C’est le secret de l’avenir ; mais c’est en tout temps, et aujourd’hui plus que jamais, le droit de la conscience et, de la pensée de se demander ce que valent ces idées qui ont besoin d’être consacrées dans le sang de milliers d’êtres raisonnables et dans la ruine d’une grande nation.


I.

Hegel a exposé ses théories politiques dans les Principes de la philosophie du droit et dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire. Ces deux ouvrages n’ont jamais été traduits en français ; mais le fond en est résumé dans la Philosophie de l’esprit, que M. Vera vient de traduire à la suite de la Logique et de la Philosophie de la nature[1]. Il y a quarante-deux ans, les idées apolitiques de Hegel nous avaient déjà été révélées

  1. La Logique, la Philosophie de la nature et la Philosophie de l’esprit forment l’ouvrage capital où Hegel a condensé toute sa doctrine, L’Encyclopédie des sciences philosophiques dont nous devons une traduction complète à M. Vera.