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dans le même moule invariable, devront céder le pas à des navires d’un moindre tirant d’eau, plus agiles, moins coûteux et tout aussi redoutables. Ces escadres relèvent trop d’un passé qui nous enlace encore de ses traditions et de ses nécessités factices. Nous avons la manie des monumens ; nous monumentons toujours, s’il est permis d’employer cette expression, et notre flotte, avant d’être une force militaire, est un monument. Nous nous extasions devant sa fausse grandeur sans nous rendre bien compte des opérations auxquelles nous pourrions la faire servir. Je ne recommande pas, notez-le bien, ce que l’amiral Lalande appelait justement la poussière navale, plutôt propre à fournir des commandemens qu’à rendre un service de guerre. Je veux avant tout pouvoir lutter en haute mer, pouvoir occuper ce grand chemin qui mène à tout ; mais je proteste contre des constructions auxquelles leurs dimensions interdisent l’accès de beaucoup de parages. Il faut tenir grand compte du peu de fond que présentent certains bassins stratégiques. Si nos colosses ne peuvent ni y pénétrer ni s’y mouvoir, il peut y avoir là un vide capital qui nous réduirait, en telle circonstance donnée, à l’impuissance. »

Ces paroles étaient presque une prophétie. En effet, notre flotte s’est heurtée d’emblée à un double écueil : d’un côté, en lui enlevant sa troupe de débarquement, on avait diminué de beaucoup son importance ; de l’autre, en lui donnant des bâtimens mal appropriés au service des mers où elle devait agir, on l’a paralysée. Qu’on prenne un à un les ports de guerre et les ports de commerce de la Baltique et de la Mer du Nord, ceux qui ont pour la Prusse un intérêt de défense ou de trafic, on les verra situés presque tous dans l’intérieur des terres et sur des cours d’eau à grandes marées, comme l’Elbe et le Weser, ou protégés par des lacs qu’un bourrelet de terrains sablonneux sépare de la mer, comme le Frische-haff et le Kurishe-haff, lagunes qui sont les avant-ports de Kœnigsberg. Partout des marécages et des côtes basses presque au niveau de la nappe d’eau salée, ou des dunes mouvantes qui non-seulement se forment sur les plages, mais régnent dans les profondeurs de la mer et aux embouchures des fleuves. Dure navigation, surtout dans les atterrages, et qui n’est familière qu’aux pilotes d’Heligoland et de Cuxhaven pour la Mer du Nord, de l’île d’Amak pour la Baltique ! Hambourg, Brême et Lubeck sont ainsi défendus par des barrières naturelles ; Kiel, Jahde, Kœnigsberg et Dantzig le sont également, sans compter des chapelets de torpilles répandus sur tous les abords. Il est aisé de dire qu’il faut bombarder Kiel, rançonner Hambourg, forcer les passes du port de Jahde, où s’est réfugié le gros des escadres allemandes. Pour ces actes de vi-