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naître : l’un est dans le passé, l’autre est sous nos yeux. Louvois au xviie siècle et M. de Bismarck au xixe sont des représentans fort remarquables de cette politique. L’un et l’autre l’ont poursuivie avec la même énergie, la même ténacité, le même talent ; ils y ont consacré toutes leurs forces, toute leur âme, et M. de Bismarck semble aujourd’hui toucher au but exactement comme Louvois parut y toucher à un certain moment de sa vie. Comparer M. de Bismarck à Louvois n’est pas faire injure au ministre prussien, car Louvois était loin d’être un homme médiocre. Il avait toutes les qualités d’esprit les plus hautes, à part le génie : une netteté de vue et une force de calcul incomparables, une volonté qu’aucune considération ne détournait de son but, une immense ambition, non pour lui-même, mais pour son roi ; avec cela, une vue large qu’aucun préjugé ne gênait, une sorte de regard fier par-dessus tous les scrupules de la morale, enfin la préoccupation du grand avec un parfait dédain pour le juste. Auprès de lui, Colbert n’était qu’un honnête homme et un homme de bon sens ; Louvois fut un politique et un homme d’état. Il n’a pas dirigé seulement l’administration militaire, il a eu la haute main sur la diplomatie comme sur la politique intérieure. Colbert, Pomponne et les autres étaient ce que nous appellerions des ministres d’affaires ; le vrai ministre dirigeant fut Louvois. Il avait dans Louis XIVun roi tout disposé à se laisser dominer, pourvu qu’on lui fît croire qu’il était le maître. Ce fut Louvois qui le gouverna. Il fut pendant vingt-cinq ans premier ministre sans en avoir le titre. C’est lui qui a inspiré Louis XIV qui l’a conduit, qui l’a mené par la main ; sa pensée a dirigé tout le règne.

Nous n’ignorons pas que les amis de M. de Bismarck le comparent plus volontiers à Richelieu ; mais, en admettant que les qualités d’esprit fussent les mêmes chez ces deux hommes, encore faudrait-il reconnaître que leur politique est tout à fait différente. Richelieu ne représente nullement l’esprit de conquête. Il a vécu au milieu de guerres incessantes ; mais ce n’est pas lui qui a créé cet état de guerre. Il a trouvé l’Europe embrasée par les querelles violentes de deux religions et les rivalités de plusieurs monarchies ; ce n’est pas lui qui avait allumé l’incendie, il n’est pas l’auteur de la guerre de trente ans. Au moment où cette guerre allait aboutir au triomphe de l’Autriche, où les libertés religieuses et politiques de l’Allemagne se trouvaient en grand péril, l’Allemagne demanda l’appui de la France, et il se fit entre elles une alliance dont Richelieu n’abusa jamais. On peut même remarquer combien il se fit prier par l’Allemagne avant d’engager directement la France dans cette grande lutte. Il n’aimait pas la guerre ; cet homme de génie, ce véritable homme d’état souhaitait peut-être la guerre aux ennemis de la France, mais il eût voulu en préserver la France elle-même.