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du monopole. Quand la liberté ne peut plus agir, le rôle de l’autorité commence. Seulement ce rôle n’est pas aussi facile à jouer que se l’imaginent les économistes des clubs, surtout quand la place assiégée s’appelle Paris, et qu’elle renferme plus de deux millions de bouches à nourrir.

Dès le début du siège, les partisans des « moyens révolutionnaires » invitaient le gouvernement à se substituer purement et simplement au commerce en réquisitionnant toutes les denrées et en se chargeant de les distribuer par rations égales à tous les habitans, sans établir entre eux aucune différence. C’est ce qu’on a appelé depuis le système du « rationnement gratuit et obligatoire. » Les promoteurs de ce système se servaient volontiers d’une comparaison qui répondait à tout. Paris assiégé, disaient-ils, c’est un navire en pleine mer. On ne fait point de commerce sur un navire ; le capitaine, responsable du salut commun, dispose des provisions de bouche, rassemblées dans un magasin dont il garde la clef, et en cas de nécessité il peut, il doit même rationner l’équipage et les passagers, sans faire entre eux aucune distinction, sans grossir la ration des passagers riches au détriment de celle des pauvres. Cette comparaison serait juste, s’il s’agissait d’une petite forteresse dont la population ne dépasserait pas celle d’un grand navire ; elle le serait encore peut-être, si « l’intendance » s’était chargée depuis des années de nourrir les Parisiens comme elle nourrit les armées et les flottes ; mais Paris renferme dans ses murs mille fois plus d’habitans que n’en a jamais contenu le plus grand des navires de guerre, et c’est le commerce qui lui a jusqu’à présent servi d’intendance. On ne pouvait donc songer raisonnablement à substituer du jour au lendemain et de toutes pièces dans Paris assiégé le système de la mise en régie et de la distribution des alimens par voie d’autorité au régime de l’approvisionnement et de la consommation libres. Supposons par exemple que le gouvernement eût réquisitionné, comme le demandaient les communistes des clubs, toutes les denrées alimentaires chez tous les négocians en gros et en détail et même chez les simples particuliers, que serait-il arrivé ? Si ces denrées, dont la conservation exige des soins de tous les instans, avaient été transportées dans des magasins publics et placées là sous la surveillance de fonctionnaires improvisés pour la circonstance, elles auraient certainement subi une déperdition considérable ; on pourrait citer comme exemple à l’appui le déchet causé par la gelée dans les approvisionnemens de pommes de terre des Halles centrales, et bien d’autres faits analogues. Si le gouvernement avait laissé les denrées réquisitionnées dans les magasins du commerce ou dans les garde-manger des particuliers, comme le lui conseillaient der-