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qu’elles ne peuvent ni prévoir ni empêcher, tels qu’une surprise des francs-tireurs ou le déraillement d’un train, — ou obligées de monter sur des locomotives, par le temps le plus rigoureux, pour assurer la sécurité des transports allemands à travers la France. Jamais guerre n’a commencé par de plus belles paroles à l’adresse du peuple français pour lui infliger de plus cruelles souffrances.

La conduite que la Prusse tient à notre égard nous impose un devoir terrible, mais clair, le devoir de résister à outrance ; elle ne s’étonnera pas si la guerre prend peu à peu sur notre territoire les proportions d’une lutte désespérée, où chaque citoyen préfère la mort du soldat aux traitemens qui attendent les populations pacifiques, si le récit de ce que souffrent tant de victimes innocentes éveille au fond des âmes les plus engourdies un besoin irrésistible de vengeance et de combat. Goethe savait bien ce qui se passe alors dans les cœurs populaires, lorsqu’il fait dire à son Hermann : « En vérité, celui-là n’a point de cœur, celui-là à une poitrine d’airain, qui ne sent pas la misère de ces hommes ; il n’a point de sens dans la tête, celui qui, en de tels jours, n’a pas le souci de sa propre sécurité, de la sécurité de son pays. » Que nos ennemis y réfléchissent ! Malgré l’adoucissement des mœurs, malgré tant de considérations qui devraient rendre les peuples plus humains, l’Allemagne nous fait aujourd’hui infiniment plus de mal qu’en 1792 ; elle joue en ce moment contre nous, avec plus d’âpreté et moins d’excuse, le rôle qu’elle nous a tant reproché de jouer contre elle entre 1806 et 1813 ; elle nous force à défendre notre patrie, notre histoire, notre rang dans le monde, — et au-dessus de tout cela quelque chose de plus sacré encore, — les principes de la morale éternelle et du droit international. Dans le duel auquel elle nous condamne, ce qui nous assure tôt ou tard la victoire, c’est que nous ne combattons pas seulement pour vivre, pour garder notre place au soleil, mais pour que la justice ne disparaisse pas de la politique, et que le caprice de la force ne règne pas seul en Europe. Ceux qui souffrent bravement, dit le poète Southey, sauvent l’espèce humaine. Un jour peut-être les peuples indifférens qui, au lieu de s’associer à nos efforts, les regardent de loin en spectateurs désintéressés reconnaîtront que notre résistance a été leur salut, et qu’en nous dénudant nous les défendons eux-mêmes contre une ambition, contre un esprit de conquête, qui les atteindraient à leur tour, si nous avions le malheur de succomber.

A. Mézières.