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rant qu’ils ne pouvaient manger de pareil pain. Je leur ai demandé ce qu’ils prenaient habituellement à leurs repas, ils ont répondu : Du bon pain, de la bonne soupe, de la bonne bière. Comme tout était bon chez eux et tout mauvais avec nous, je leur ai pardonné de s’être échappés presque aussitôt après en laissant leurs chevaux. »

Goethe ne se faisait aucune illusion sur la justice de ces procédés méthodiques par lesquels on affecte de respecter le droit des gens et de déguiser une spoliation réelle sous le mensonge légal d’un emprunt passager. On trouve même à ce propos dans son récit une réflexion trop fine et d’une application trop piquante en ce moment pour que nous résistions au plaisir de la citer. Après avoir énuméré quelques-unes de ces actions équivoques qu’on décore en temps de guerre du beau nom de la loi, il ajoute : « C’est ainsi qu’on vivait entre l’ordre et le désordre, entre la conservation et la destruction, entre le vol et l’échange, et c’est là proprement ce qui fait que la guerre gâte le cœur. On joue tour à tour les rôles les plus opposés ; on s’accoutume aux phrases, et il en résulte une hypocrisie d’un genre particulier qui n’est ni celle des dévots ni celle des courtisans. » Où trouver des expressions plus justes pour caractériser la conduite de nos ennemis depuis le commencement de la guerre actuelle, le contraste irritant de la mansuétude de leurs paroles et de la brutalité de leurs actes, de la modération qu’ils mettent dans les mots, quand ils n’en mettent aucune dans les choses, le mélange de sentimentalité apparente et de barbarie positive qui les fait parler comme le marquis de Posa, pendant qu’ils agissent comme Philippe II ? S’il convient à l’Europe de paraître dupe d’un langage que la réalité dément, personne du moins ne s’y trompera chez nous. On ne nous prendra pas plus que Goethe au piège des mots sonores et des phrases attendries. Nous lisons entre les lignes doucereuses des manifestes diplomatiques et des messages officiels. Nous y lisons à travers les détours des circonlocutions habiles, comme le savaient du reste tous ceux qui en France étudiaient sérieusement l’Allemagne, que la Prusse ne nous a jamais pardonné ni les épigrammes de Voltaire, ni la bataille d’Iéna. et que, n’ayant pu jusqu’ici prendre sa revanche par l’esprit, elle saisit aujourd’hui l’occasion de se venger par la force.

C’est sans doute un grand malheur quand la guerre porte atteinte au droit de propriété, moins grand cependant que les attentais commis contre les personnes. L’invasion de 1792 a-t-elle coûté la vie à beaucoup de ceux qu’elle dépouillait par la voie des réquisitions ? Il semble au contraire, d’après le témoignage de Goethe, que la population civile ait été généralement respectée partout où elle