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haine contre la royauté que ces emprunts forcés dont la colère publique rendait le roi responsable.

Lui-même avait vu de ses yeux le désespoir des victimes, et il trace de leur douleur un tableau dont la guerre actuelle vient de rajeunir tristement la réalité. « J’ai été témoin, dit-il, de scènes tragiques qui me sont restées dans la mémoire. Plusieurs bergers avaient réuni leurs troupeaux pour les cacher dans les bois ei dans d’autres lieux écartés ; surpris par d’actives patrouilles et conduits à l’armée, ils avaient d’abord été bien accueillis : on s’est enquis des propriétaires, on a sépare et compté chacun des troupeaux. L’inquiétude et la peur, accompagnées de quelque espérance, se lisaient sur le visage de ces braves gens, puis on a fini par répartir ces troupeaux entre les régimens et les compagnies, en donnant très poliment aux propriétaires du papier sur Louis XVI. Ils ont vu bientôt leurs bêtes égorgées à leurs pieds par l’impatience des soldats avides de viande. J’avoue n’avoir jamais eu sous les yeux ni dans l’esprit une scène plus cruelle et plus déchirante. Les tragédies grecques seules offrirent des spectacles aussi saisissans dans leur simplicité. » Combien de fois ce douloureux spectacle ne s’est-il pas renouvelé chez nous cette année dans la fertile vallée de l’Alsace, dans la plaine si riche de la Moselle, entre Metz et Thionville, dans les termes opulentes de la Brie et de la Beauce ! Avant la fin du mois d’août déjà, un fermier des environs de Pont-à-Mousson, possesseur de 80 bêtes à cornes, s’était vu enlever par l’arrière-garde prussienne les deux dernières vaches que lui avait laissées la pitié des premiers envahisseurs. Que d’années ne faudra-t-il pas pour recomposer ce capital vivant, qui représente peut-être la moitié d’une vie de travail et d’épargne !

Un autre procédé de réquisition fort odieux, qui consiste à emmener les campagnards avec leurs chevaux et leurs voitures pour conduire les bagages et les approvisionnemens de l’armée, était déjà employé en 1792 par les coalisés. Goethe confesse que la nécessité l’a obligé, malgré lui, à se servir de ce moyen pour sauver sa voiture et son équipement de campagne : mais il ne sut aucun mauvais gré aux jeunes paysans qui le conduisaient de l’abandonner à la première occasion. Il raconte même leur fuite avec la satisfaction qu’on éprouve à se débarrasser d’un remords. « Comme compagnons de souffrance. nous dit-il après la bataille de Valmy, j’ai eu à regretter alors deux jolis garçons de quatorze à quinze ans. En vertu d’une réquisition, ils avaient, avec quatre mauvais chevaux, fait avancer péniblement ma chaise, souffrant plus pour leurs bêtes que pour eux-mêmes… Comme ils avaient supporté pour moi beaucoup de mal, un mouvement de pitié m’a poussé à partager avec eux du pain de munition que j’avais acheté. Ils l’ont refusé en assu-