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avant sans égard ni pitié pour ceux qui tombaient. Malheur aux hommes et aux chevaux qui après une chute ne pouvaient se relever assez tôt ! Le flot humain les écrasait sous son poids. On voyait les membres palpiter et craquer sous les roues des voitures. Dès qu’un véhicule s’arrêtait et retardait la marche, on le précipitait dans les fossés du chemin pour frayer un passage à ceux qui venaient après. Des fourgons de bagages jetés hors de la chaussée restaient couchés sur la prairie, et les élégans porte-manteaux des émigrés jonchaient la plaine, excitant la convoitise des soldats prussiens, qui quelquefois descendaient pour y chercher leur part de butin, mais que la fatigue obligeait bientôt d’abandonner leur proie. Des chevaux morts apparaissaient çà et là dans les fossés ; beaucoup de ces cadavres, écorchés par les soldats et dépouillés de toutes les parties charnues, attestaient le dénûment universel. Des hommes morts de maladie, de faim ou de fatigue, demeuraient étendus à la place où ils étaient tombés, quand les maraudeurs n’avaient pas traîné leur corps derrière des buissons pour les dépouiller plus à l’aise. À ces angoisses physiques s’ajoutaient l’abattement des esprits, la honte et le désespoir de la défaite. Le moment le plus douloureux fut celui où l’armée tout entière se trouva rassemblée pour franchir le cours de l’Aisne sur deux ponts jetés par les ingénieurs prussiens. Goethe, placé entre les deux passages dans une prairie sablonneuse avec le duc de Weimar, vit défiler successivement l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie ; tous les visages étaient sombres, les bouches muettes, les larmes coulaient des yeux des soldats les plus énergiques. Comme pour couronner tristement cette scène, le roi de Prusse apparut à cheval, escorté de son état-major ; il s’arrêta un instant au milieu d’un des ponts en regardant derrière lui, dans l’attitude d’un homme qui voudrait ressaisir le passé, pendant que sur l’autre pont le duc de Brunswick hésitait à son tour, et semblait se recueillir avant de prendre définitivement le chemin de l’Allemagne. C’était l’image de la retraite non plus seulement dans quelques détails pénibles, mais dans son affreuse réalité, qui ce jour-là apparaissait tout entière aux yeux du poète.


II.

Pendant cette campagne de deux mois, qui finissait par un épouvantable désastre, où l’armée allemande avait laissé sur les routes plus de 25,000 hommes, le tiers de son effectif, quel était le sort de la population française dans le pays traversé par les coalisés ? Goethe nous donne sur ce point quelques détails, et laisse échapper quelques réflexions qui lui sont inspirées par les sentimens d’humanité