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Qu’on ne croie cependant pas que Goethe se désintéresse pour cela de la cause nationale, ni que son cœur se détache des espérances ou des maux de ses compatriotes. Au début de la campagne, il jouit de leurs succès autant qu’aucun d’entre eux, et pendant la retraite il n’est pas un officier qui supporte les privations et les fatigues avec plus de courage, avec une humeur plus égale, que ce volontaire de quarante-trois ans, exposé pour la première fois aux plus dures épreuves de la guerre. Il couche gaîment dans la boue, sous une voiture et même sans abri, il boit quand il le faut de l’eau croupie sur les routes, il partage au besoin le pain de munition des soldats allemands, et au milieu de ces souffrances, nouvelles pour lui, il trouve encore le moyen de ranimer tous les courages par quelques paroles fortifiantes, par quelques plaisanteries qui dérident les fronts soucieux, et arrachent les esprits abattus aux pensées accablantes. Une seule fois, durant de longs jours de marche sous la pluie, par des chemins affreux, on le vit triste et préoccupé. La souffrance et l’inquiétude avaient été un instant plus fortes que sa volonté. Quelques heures après, ce nuage était dissipé, il reprenait sa route avec plus d’énergie que jamais, et faisait passer sa confiance dans l’âme de ses compatriotes. Il sentait profondément qu’on ne se sauverait qu’en ne désespérant pas, qu’il ne restait à une armée éloignée de ses frontières, obligée de battre en retraite, démoralisée par la défaite, décimée par la maladie, d’autre chance de salut que la ferme résolution d’atteindre l’Allemagne sans se laisser arrêter par aucune souffrance. On n’accusera certes pas le témoin et l’historien ému de tant de malheurs de s’intéresser médiocrement aux angoisses de son pays, aux douleurs de ses compagnons d’armes. Les officiers du régiment de Weimar le remerciaient l’année suivante, au siège de Mayence, d’avoir si bien partagé et supporté leurs épreuves communes.

Mais, si son âme espère ou souffre avec la patrie, sa belle intelligence se dégage des liens étroits de la nationalité pour juger ce qui s’accomplit sous ses yeux d’après les seules règles de la raison et de la justice. Un Français ne parlerait pas de l’état de la France avec plus de sagacité et d’impartialité que lui. Cet Allemand qui entre chez nous avec une armée allemande ne partage guère les illusions de l’état-major du duc de Brunswick. Les émigrés ont beau dire et les généraux ont beau répéter que le pays tout entier va se soulever en faveur de son roi, que les habitans des villes et des campagnes accueilleront les soldats de la coalition comme des libérateurs, que l’armée de Dumouriez elle-même n’attend que l’occasion de rendre ses armes et de passer à l’ennemi ; Goethe écoute ces prédictions favorables avec le désir de les voir se réaliser, mais sans croire néanmoins qu’elles se réaliseront. À peine a-t-il mis le pied