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poésies, disait-il à Eckermann pour expliquer son attitude pendant la guerre de l’indépendance, je n’ai jamais rien affecté. Ce qui ne m’arrivait pas dans la vie, ce qui ne me brûlait pas les ongles, ce qui ne me tourmentait pas, je ne le mettais pas en vers, je ne l’exprimais pas. Je n’ai fait de poésies d’amour que lorsque j’aimais, comment aurais-je pu écrire des chants de haine sans haine ? et entre nous je ne haïssais pas les Français, quoique je remercie Dieu de nous avoir délivrés d’eux. Comment moi, pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre, et à qui je dois une si grande part de mon propre développement ? La haine nationale est une haine particulière ; c’est toujours dans les régions inférieures qu’elle est la plus énergique, la plus ardente ; mais il y a une hauteur à laquelle elle s’évanouit : on est là pour ainsi dire au-dessus des nationalités, on ressent le bonheur ou le malheur d’un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur convenait à ma nature, et longtemps avant d’avoir atteint ma soixantième année je m’y étais fermement établi. »

Si Goethe pensait ainsi lorsque sa patrie avait tant souffert par la faute des Français, il lui coûtait assurément moins encore de garder cette juste mesure et cette modération de pensée lorsqu’il voyait les Français souffrir par la faute de ses compatriotes. Aucune trace de ressentiment national ne perce en effet dans son récit de la campagne de France. Ni les heureux débuts de l’invasion, ni les tristesses de la défaite ne lui inspirent une réflexion qui nous soit hostile. Il n’en veut pas à la France de se défendre et de repousser l’agression de la Prusse. Il n’entre jamais dans cette étroite disposition d’esprit, la pire de toutes pour un historien, qui consiste à justifier tout ce que fait le parti ou le peuple auquel on appartient, à blâmer tout ce que fait l’adversaire. Les passions de ceux qui l’entourent ne parviennent ni à obscurcir son jugement, ni à diminuer chez lui le sentiment de la justice que les âmes élevées doivent à tous les hommes, et plus encore peut-être à leurs ennemis qu’à leurs amis. Un Français peut ouvrir à n’importe quelle page le livre de Goethe sans y rencontrer une seule expression de nature à blesser le plus susceptible d’entre nous. Sans efforts, par la seule vertu de son équité et de sa modération naturelle, l’historien de la campagne de France se tient à une hauteur d’où il domine les événemens, d’où il cherche à découvrir non point ce qui flatte les intérêts ou l’ambition d’un peuple, mais ce qu’il y a de plus conforme aux droits de l’humanité, à dégager de la lutte des forces brutales qui sont aux prises quelques vérités générales qui demeureront, quand tout le reste passera, comme les traits caractéristiques d’une grande époque de l’histoire.