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éclatante des conquérans, dont la gloire reçoit de lui le nom méprisant de gloriole, encore un mot qu’il a créé, non moins heureusement que le précédent, mais qui aurait dû conserver la même application pour le châtiment des ambitieux et des despotes. Heureux philosophe ! heureux même le temps où ces choses pouvaient s’écrire et rencontrer quelques lecteurs ! S’il était douteux que le livre pût ramener le siècle de « Saturne et de Rhée, » il est certain que l’auteur portait dans son âme l’ingénuité, de l’âge d’or. L’abbé de Saint-Pierre représente à merveille les naïves espérances du XVIIIe siècle naissant.

L’auteur de la Paix perpétuelle vécut quatre-vingt-cinq ans, pas assez cependant pour voir son ouvrage repris par un disciple autrement illustre que le maître. Il écrivait mal, mais il en prenait son parti ; entendant un jour critiquer devant lui le discours de réception qu’il devait prononcer à l’Académie française, il répondit : « Mon discours est médiocre, tant mieux ; il me ressemblera d’autant plus. » On dédaignait de le poursuivre, comptant sur sa prose pour rebuter les lecteurs : son mauvais style le mettait à l’abri de la Bastille. Le disciple fut un des plus grands prosateurs du siècle ; l’abbé de Saint-Pierre eut l’honneur d’être commenté par Jean-Jacques Rousseau. Quarante-huit ans s’étaient écoulés ; le siècle était mûr pour ses plus grandes audaces. L’ingénuité n’était plus le caractère de la philosophie nouvelle. Dans son opuscule sur le projet de paix perpétuelle, Rousseau juge de haut son maître. Il le traite en enfant, admire sa simplicité, remanie son livre comme un habile ouvrier refait l’œuvre d’un apprenti. Aux longueurs complaisantes, aux explications touffues du faible écrivain, il substitue le tissu serré de sa logique victorieuse. À cette morgue, il est aisé de reconnaître Rousseau, qui faisait volontiers bon marché de lui-même, à la condition de juger les autres encore plus sévèrement. Cependant il finit par déclarer l’ouvrage de l’abbé bon et solide, malgré ses défauts. Il semble que l’entreprise n’ait échoué que par le défaut de talent, et que, cette lacune une fois remplie, le projet devienne excellent. Au fond, le nouvel athlète ne fait pas un bien meilleur emploi de ses forces que l’ancien. Rousseau est à peu près aussi chimérique que l’abbé de Saint-Pierre. Parce qu’il ne travaille pas à Versailles, sous l’influence amollissante des cours, est-il certain qu’il soit mieux instruit des secrets de la politique. Je rends pleine justice à la générosité de sa pensée. Rousseau, qui était sans ambition, quoique pauvre, n’a pas cessé un instant de travailler à l’affranchissement des hommes, surtout des moins heureux. Il est permis de dire pourtant que le séjour de l’Ermitage ou du château de Montmorency n’était pas le mieux choisi pour les