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langue que parleront des génies comme Thucydide, Platon et Aristote ? L’enflure même d’un Gorgias n’a pas été sans apprendre, quelque chose à ceux qui sont venus après lui, comme celle d’un Balzac a profité à Descartes et à Pascal. Gorgias et Balzac ont l’un et l’autre dépassé le but, mais ils ont eu le mérite de l’indiquer : ils ont fait sentir à quelle noblesse soutenue, à quelle perfection savante pouvait aspirer la prose, qui, chez les écrivains ioniens, dont Hérodote est le dernier et le plus grand, comme chez nos auteurs du XVIe siècle, garde toujours quelque chose d’inégal et de lâché, et rappelle trop la conversation avec son laisser-aller, ses répétitions et ses caprices.

Ce n’est pas un médiocre honneur pour Gorgias, Protagoras, Prodicos et leurs élèves que d’avoir pris une telle part à l’élaboration de cette prose attique qui, comme instrument d’analyse et de civilisation, n’aura de rivale au monde que la prose française. Il convenait donc d’étudier les sophistes avec quelque soin, de bien distinguer les prétentions qu’ils affichaient et les services réels qu’ils ont pu rendre. Platon les a traités comme un autre écrivain de la même famille, Pascal, a traité les jésuites ; l’un et l’autre, par la puissance de leur ironie, ont réussi à faire du nom même de leurs adversaires une mortelle injure. Le procès, dans les deux cas, mérite peut-être d’être révisé, ou tout au moins y a-t-il lieu à plaider les circonstances atténuantes ; mais il faut se garder en même temps de tenter une de ces réactions à outrance, une de ces réhabilitations qui ne servent qu’à faire briller l’esprit de leurs auteurs. Ce n’est que sur la nuance et le détail qu’ont pu se tromper le génie et la conscience d’un Platon et d’un Pascal ; ils ont pu dépasser l’exacte mesure et ne pas tenir compte à tel ou tel accusé d’excuses plausibles qui le rendaient moins coupable ; mais ils n’ont pas calomnié et condamné des innocens.


GEORGE PERROT.