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fût, ne saurait donner l’idée. Pour s’en rendre compte, il faut avoir recours au fragment de l’Oraison funèbre et aux imitations que d’autres rhéteurs ont faites du style de Gorgias. Tantôt les phrases sont d’égale longueur, tantôt les mots s’y correspondent dans le même ordre ; elles contiennent des mots composés d’élémens analogues qui se répondent d’un membre à l’autre, elles se terminent, l’une après l’autre, par une cadence semblable et par des sons qui font la même impression sur l’oreille. L’antithèse, cela va sans dire, est une des figures qui reviennent le plus souvent dans cette prose où tout semble tiré au cordeau. Ce style, où sont combinés avec une industrieuse patience tous les effets que nous venons d’énumérer, n’est ni de la prose ni de la poésie ; c’est quelque chose qui tient à la fois de toutes les deux. Les disciples de Gorgias renchérirent encore sur lui. On cite surtout Polos d’Agrigente, qui faisait la chasse aux assonances, et Alcidamas, dont Aristote critique l’afféterie.

Les Athéniens avaient l’esprit trop sain pour être longtemps dupes de ces fausses beautés. On revint vite de ce premier engouement. Pour porter ces mots poétiques, il aurait fallu une chaleur de passion, une originalité, qui manquaient à Gorgias. Les progrès de l’éloquence judiciaire et politique, chaque jour plus préoccupée de parler avec netteté et précision la langue des affaires, firent sentir les défauts de cette diction artificielle et laborieuse. En lisant Thucydide, en écoutant Socrate et Platon, on s’aperçut que le fonds était bien pauvre dans ces discours jadis si admirés, et que ces brillans parleurs manquaient d’idées, ou n’en avaient que de médiocres et de communes. On en vint ainsi à prendre pour le type du mauvais goût ce que l’on avait un moment si fort applaudi ; le verbe gorgiazein, parler comme Gorgias, désigna l’emphatique et le boursouflé.

Il n’en demeure pas moins vrai que les sophistes représentent une phase importante du travail intellectuel de la Grèce, et que ceux même qui, comme Platon, les ont le plus vivement attaqués ont subi jusqu’à un certain point leur influence et profité de leur effort. Sans doute il eût été fâcheux que la Grèce persistât longtemps dans la voie où ils l’avaient engagée ; mais leur scepticisme critique, en montrant la vanité des hypothèses où s’était complu la philosophie antérieure, ne provoque-t-il pas à son tour ce grand mouvement de l’école socratique, d’où sortiront les hautes doctrines morales de Platon, d’Aristote et de Zénon ? Par l’usage simultané qu’ils ont fait des procédés de la rhétorique et de la dialectique, n’ont-ils pas beaucoup contribué à assouplir l’esprit grec, à fixer le sens des termes abstraits, à préparer ainsi les matériaux de la