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en prose ; mais cette prose garda toujours un rhythme, une couleur poétique, qui s’expliquent en partie par l’impression qu’avaient produite sur l’esprit du jeune homme le poète mystique d’Agrigente et l’éclat de ses images grandioses et hardies. Enfin Gorgias, quand il paraissait dans une assemblée, prévenait tout d’abord les esprits par sa haute stature et l’élégante richesse de son costume, par la beauté de sa voix et la noblesse de son action. Dans cette sorte de mise en scène où il excellait, n’y a-t-il pas un souvenir de l’effet que produisait sur le peuple d’Agrigente ou de Sélinonte, dans les grandes occasions, l’arrivée d’Empédocle, dominant la foule du haut de son char, vêtu de la longue robe de pourpre, le front ceint de la couronne, les yeux ardens et inspirés ? Seulement ce qui chez Empédocle tenait à la personne même, et n’en était que l’expression sincère, avait tourné chez Gorgias au calcul, à l’artifice théâtral.

Empédocle exerça donc sur la forme du talent de Gorgias une influence réelle et durable ; au fond, il y avait entre ces deux esprits bien plus de différences que de rapports. Gorgias n’avait pas la sainte curiosité, la passion du vrai. Son but, c’était le succès, sa véritable vocation, la rhétorique. Le maître dont il relève surtout, dont il fut le brillant successeur, c’est Tisias. Eut-il, comme celui-ci, sa période d’activité pratique, fut-il avocat et orateur politique ? C’est ce que nous ignorons. Ce qui est certain, c’est que, vers le commencement de la guerre du Péloponèse, Gorgias jouissait déjà en Sicile d’une grande réputation. En 427, les Léontins, serrés de près par leurs puissans voisins de Syracuse, se décidèrent à implorer le secours d’Athènes, qui avait déjà plusieurs fois laissé percer le désir d’intervenir dans les affaires ce la Sicile. Gorgias consentit à couvrir ses concitoyens du prestige de son talent ; il fut placé à la tête des envoyés qui partirent pour Athènes. On obtint l’envoi d’une escadre commandée par Lachès, et chargée de soutenir les Ioniens de Sicile ; mais le moment n’était pas encore venu où Athènes devait s’engager dans une lutte à fond contre Syracuse et les cités doriennes : on se borna de part et d’autre à une petite guerre assez mollement conduite et mêlée de négociations. L’importance de cette ambassade est ailleurs : ce fut un véritable événement littéraire. Par l’impression qu’elle fit et les souvenirs qu’elle laissa, elle peut se comparer à la mission que remplirent à Rome, du temps de Caton, en l’année 156 avant notre ère, le stoïcien Diogène, le péripatéticien Critolaos et l’académicien Carnéade. Ce que Carnéade et ses collègues représentèrent à Rome, ce fut bien plutôt la philosophie grecque que les chétifs intérêts d’Athènes dans une mesquine querelle de frontière ; de même ce que Gorgias vint apporter à Athènes, ce fut moins une politique et une alliance que le goût de la nouvelle éloquence sicilienne.