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comme dans les autres cités siciliennes, lui donna l’idée de communiquer le fruit de ses remarques aux jeunes gens avides des succès qu’assurait l’éloquence. De là sortit une espèce de manuel aujourd’hui perdu, mais dont l’existence nous est attestée par Aristote ; il était intitulé Art de la rhétorique, titre que reçurent ensuite tous les autres traités analogues. On sous-entendait même d’ordinaire pour aller plus vite le mot de rhétorique. Ainsi un autre Syracusain, élève, puis rival de Corax, Tisias, se fit connaître également et comme orateur et comme auteur d’un manuel, de même Gorgias bientôt après. Dans les écoles, en citant ces ouvrages, on disait l’art de Corax, celui de Tisias, celui de Gorgias.

Le livre de Corax, rapide esquisse de théories qui avec le temps deviendront si étendues et si compliquées, était fort court ; si nous le possédions, il nous rebuterait sans doute par sa sécheresse. Il ne nous en est même pas parvenu un seul fragment ; pourtant on sait qu’il distinguait déjà dans le discours différentes parties, et qu’il insistait sur le proème (προοίμον) ou exorde ; il lui assignait le rôle de disposer favorablement les auditeurs et de gagner dès l’abord leur bienveillance. Ce qui mérite au nom de Corax l’honneur de ne point être oublié, c’est qu’il inaugura des études où l’antiquité grecque et romaine dépensa une patience et une subtilité infinies, c’est que son manuel est le premier ouvrage de ce genre qui ait paru en Grèce, ou, pour mieux dire, dans le monde ancien. Il ne semble pas qu’aucune des civilisations qui ont précédé la civilisation grecque, et dont elle a profité à certains égards, ait eu même l’idée de soumettre à cette analyse la parole humaine considérée comme un instrument de discussion et de persuasion, comme l’épée et le bouclier de tout citoyen qui veut compter dans la cité, et qui ne déserte point, par indifférence ou lâcheté, les luttes de la politique et du barreau. Plus tard, la rhétorique pourra être cultivée par habitude et comme distraction d’esprit dans des temps de servitude et d’abaissement- moral, tels que la domination macédonienne et l’empire romain ; mais elle n’a pu naître que sous un régime de publicité, elle est la fille légitime de la liberté et de la démocratie.


II

Pendant que la Sicile et Syracuse ébauchent ainsi la rhétorique, sur un autre point de cette même Grèce occidentale, en Italie, à Élée, colonie phocéenne, un groupe d’un caractère tout différent, à la tête duquel marchent des philosophes idéalistes, Xénophane et