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en lumière, et que notre naïveté accepte si docilement ; mais je cherche avec une profonde tristesse à quoi donc servent ces magnifiques efforts de l’esprit humain et cette instruction si largement répandue sur tout un peuple, si tout cela n’aboutit pas à un progrès moral, à un adoucissement des passions brutales, à une transformation de l’état de nature, si tout cela n’a pas pour conséquence de dompter la bête féroce prête à rugir dans le cœur de chaque homme, si le premier résultat n’est pas précisément de tempérer la dureté de la victoire antique et d’humaniser la guerre ? Qu’est-ce donc que la civilisation, si elle n’est qu’un peu plus de connaissances théoriques, si elle n’est pas en même temps plus de justice et de charité ? Et que vaut toute notre science humaine, si la conscience n’en profite pas ?

Or nous venons de voir sur un grand et tragique théâtre les mœurs de la guerre que nous ont apportées ces populations lettrées et scientifiques. Je le demande aux plus modérés, aux admirateurs de cette littérature et de cette philosophie, que je tiens pour mon compte en si haute estime, de cette civilisation qui nous faisait entrevoir quelque chose comme l’aurore d’un monde nouveau ; je le demande à ces intelligences que la poétique élévation de l’esprit allemand avait séduites, à ces âmes nobles qu’avait ravies l’innocence patriarcale de ces peuples : qu’avons-nous vu dans cette effroyable guerre ? Quelle race nous est apparue ? Quelle notion du droit public a-t-elle fait prévaloir ? Est-elle restée fidèle aux préceptes de son grand moraliste, d’Emmanuel Kant ? S’est-elle montrée digne d’avoir produit de son sein de si belles et de si hautes leçons de morale ?

Il ne faut pas confondre, il est vrai, dans un jugement précipité des nationalités distinctes et qui méritent de rester distinctes, bien qu’elles aient eu le tort grave de se laisser engager au-delà d’une guerre défensive, et que l’esprit satanique de conquête les ait trop facilement entraînées. Les élémens divers de cette grande confédération, plus militaire encore que politique, unis pour nous détruire, Bavarois, Wurtembergois, Hanovriens, Saxons, ont paru à plusieurs reprises vouloir et mériter qu’on leur fît une place à part dans nos appréciations. Eux-mêmes réclament (c’est leur point d’honneur) le droit de n’être pas confondus avec les Prussiens. Cette distinction est de toute justice. Elle tient compte des tentations subies, des complicités par intimidation, de ces résistances difficiles qui auraient coûté cher à certaines nationalités trop faibles, à ce qu’il paraît, pour rester honnêtes devant l’ordre ou la menace de la Prusse.

C’est contre l’esprit de la Prusse que l’histoire instruira ce grand procès. Cet esprit a été dans cette guerre ce qu’il a été depuis près