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subterfuges, il ne réussira pas à déplacer les responsabilités, à intervertir les rôles, à dénaturer la situation respective qu’il fait à la Prusse et à la France dans ce tragique duel. Il y a une vérité qui éclate à tous les yeux. M. de Bismarck est arrivé à Versailles avec un double espoir qui lui sera compté dans l’histoire et qui doit le recommander à la postérité. Ce double espoir sera trompé, nous en avons la confiance ; mais l’intention suffit, c’est bien assez d’avoir avoué un jour devant l’Europe civilisée que la Prusse comptait réduire la France et Paris par ces deux armes, qui ne sont pas précisément des armes chevaleresques, la famine et la destruction sociale. Le chancelier prussien l’a publié tout haut comme la chose la plus simple du monde dans une dépêche qui a excité un certain frisson en Europe, puisque M. de Beust y a vu le « cri de détresse d’un homme qui se sent entraîné. » Bombarder Paris, non, M. de Bismarck ne l’a pas voulu, ou il s’est réservé de n’employer ce moyen qu’à la dernière extrémité ; il a préféré cerner, affamer Paris, attendant de pied ferme que le besoin fit tomber les armes des mains exténuées des défenseurs. Et qu’on ne s’y trompe pas, M. de Bismarck prévoit parfaitement les conséquences possibles d’une telle éventualité, il les exagère même ; « il en résultera infailliblement, dit-il, que des centaines de milliers d’individus devront mourir de faim. » N’importe, ce n’est pas la peine de s’arrêter pour si peu. Voilà les sentimens d’humanité que le chancelier de la confédération du nord porte dans cette guerre ! Il ne se méprend pas davantage sur les conséquences de l’autre moyen infaillible qu’il croit pouvoir appeler à son aide pour son œuvre de victorieux. « La France, ajoute-t-il, devra subir toutes les conséquences de la résolution prise par ses gouvernans de l’engager dans une lutte à outrance. Les sacrifices s’accroîtront sans utilité, et la destruction de son ordre social sera à peu près inévitable. » Ainsi voilà un homme chargé de conduire la politique d’un peuple qui se dit civilisé, représentant d’un roi qui met Dieu dans tous ses bulletins, prétendu porte-drapeau des principes conservateurs en Europe, voilà un homme qui parle, sans reculer d’effroi, de centaines de milliers de créatures humaines mourant de faim pour assouvir un orgueil militaire, qui ne voit aucun inconvénient à mettre lui-même la main à la destruction sociale d’un grand pays ! M. de Beust avait quelque raison, c’est l’aveu fatidique et implacable d’un homme qui ne reconnaît plus ni frein ni scrupule, qui se sent entraîné par une fatalité.

C’est la fatalité de la conquête qui pousse inexorablement ceux qui se sont livrés à elle. Une fois dans cette voie, on ne s’arrête plus, tous les moyens sont bons, et certes on n’a pas vu souvent un système de guerre plus complet sous ce rapport que celui qui est employé par la Prusse dans cette carrière de violences où l’entraînent ses chefs. Le chancelier de la confédération du nord, il faut lui rendre la justice qu’il mérite, a fait des prodiges dans ce genre ; il est passé maître d’un coup