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ajoutent à l’agrément du poème : l’hôtelier juif qui cache et montre tour à tour sa religion, l’orfèvre catalan Blasco qui regarde la chevalerie, l’inquisition, le christianisme, toutes les institutions de l’Espagne comme ayant pour but et pour centre la prospérité du commerce de l’orfèvrerie, le bateleur Roldan, son fils malingre Pablo, et même son singe Hannibal, voilà autant de figures qui jettent dans ce livre une heureuse variété.

À la question posée au début de cette analyse, la réponse est désormais facile. Très éloquent dans la peinture des remords, beaucoup moins animé pourtant quand il s’agit d’exprimer l’amour, George Eliot n’a pas rencontré cet équilibre de forces, cette égalité de puissance entre le devoir et la passion d’où résulte le véritable drame, et dont la poésie narrative ou tragique ne saurait se passer. La souffrance morale du renégat est émouvante ; mais avons-nous été touchés de l’entraînement qui l’a rendu criminel ? Fedalma se sacrifie à l’impérieuse volonté de son père ; mais sommes-nous bien sûrs qu’elle aime profondément l’homme qu’elle abandonne ? Zarca lui-même est très fier, très vigoureux ; mais où sont les douleurs et les tortures qui nous feraient comprendre sa cruauté ? Les personnages de George Eliot sont tout d’une pièce ; pour les ennoblir, il les a guindés à une hauteur où notre sympathie a quelque peine à les atteindre.

En passant à des conceptions idéales, George Eliot devait rencontrer bien des obstacles, dont le plus considérable était la difficulté de saisir la réalité historique après avoir cherché toujours la réalité contemporaine. Rien n’est plus opposé que ces deux élémens. Un esprit exclusivement occupé des objets qui l’entourent contracte une sorte de myopie qui l’empêche de voir. Il finit bientôt par se faire une loi de cette impuissance : combien de fois de notre temps n’avons-nous pas entendu de prétendus oracles de la critique professer cette doctrine qu’il fallait nous contenter d’observer le présent, de vivre dans notre milieu ! Cet obstacle, nous félicitons l’auteur d’Adam Bede d’en avoir jusqu’à un certain point triomphé. Bien lui a pris, dans son réalisme, de ne pas. renoncer aux idées ; d’autres qui se sont brouillés avec elles, peut-être parce qu’ils n’en avaient pas, ont de la peine à trouver une issue dans leur cercle étroit. Sans doute la juste mesure lui a manqué. Il a trop voulu créer des personnages historiques avec des idées, il a du moins prouvé qu’il pouvait prendre l’essor, et ce poème, s’il n’augmente pas la popularité de son nom, le haussera d’un degré dans l’histoire de la littérature anglaise.


Louis ETIENNE.