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harmonie. Les mouvemens intérieurs d’une conscience qui cache un remords secret, le souvenir d’un vol, c’est là un thème qui était bon à développer dans le pays d’Adam Bede et de Silas Manier, au milieu de l’atmosphère méditative d’un canton puritain, parmi des paysans soupçonneux et des pasteurs ayant charge d’âmes. Placé en Italie, dans un pays où la pratique des confessions fréquentes allège aisément le remords, ce petit drame psychologique se trouvait comme dépaysé, il ne s’accordait pas beaucoup mieux avec l’éloignement des siècles et la dignité de l’histoire. Si le changement d’air est nécessaire à la santé des esprits, il exige celui des habitudes. Romola n’était qu’un premier essai dans une direction nouvelle. Nous chercherons aujourd’hui dans quelle mesure l’entreprise plus hardie de la Zingara espagnole a été suivie d’un meilleur succès.

Ce n’est pas un petit mérite que d’écrire des pages de véritable poésie ; l’auteur le possède assurément, et ce livre présenterait un phénomène littéraire assez curieux, quand il ne serait que le début d’un romancier renonçant à la prose justement à l’âge où la prose est le refuge commun des poètes fatigués. Publier des vers pour la première fois lorsqu’on est parvenu à quelque chose de plus que la maturité du talent et de la vie, n’est-ce pas donner au public les fleurs du printemps après les fruits de l’automne ? À ce point de vue, on ne ferait pas un pur compliment de galanterie à la spirituelle personne qui se cache sous le nom de George Eliot, si on la comparait à ces arbres des climats heureux qui portent à la fois des fruits et des fleurs. Cependant la poésie ne se contente pas de beaux vers descriptifs ou lyriques ; l’idéal ne se compose pas seulement d’harmonie et d’images, de pensées éloquentes et de sentimens élevés. Il faut de l’action, de la vie, il faut la source qui jaillit du cœur ; le mot de passion exprime tout cela. L’auteur n’a pas oublié ce principe élémentaire ; il a pris pour sujet le conflit de l’amour et des croyances. A-t-il rempli les conditions d’un tel combat ? Si l’amour n’est pas représenté dans toute sa force, les croyances l’emportent trop facilement ; le drame ne représente plus que l’ardeur religieuse ; c’est par exemple le martyre sans les attaches terrestres qui le rendent touchant, c’est Polyeucte sans l’amour de Pauline. Si l’élan et l’enthousiasme font défaut dans l’expression des croyances, l’amour obtiendra une victoire trop aisée ; il tombera dans la catégorie des affections bourgeoises, des unions vulgaires : c’est Polyeucte aussi sage que prosaïque, préférant sa femme à la persécution et à la mort. De l’une et l’autre façon, vous supprimez la lutte morale qui déchire le cœur, et il n’y a plus de tragédie. Ces principes une fois posés, jusqu’à quel point le poème de George Eliot a-t-il rencontré cet équilibre difficile qui tient en suspens l’âme du