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Pour moi, si je demande un supplément de résistance, c’est avant tout pour la question d’honneur, car j’ai la bonhomie, je l’avoue, de croire encore à ce vieux mot, et d’être pris d’une douleur profonde devant l’abaissement de mon pays. Ce ne sont pas là des phrases, n’en déplaise à nos pacifiques. Pour les nations aussi bien que pour l’individu, l’honneur, c’est la vie même, la première des réalités. Je voudrais bien les voir ces raffinés, ces sybarites, devenus citoyens d’un peuple qui tout à coup perdrait le sentiment de sa force et de sa dignité ! quelle chute même pour eux ! que seraient-ils et que serions-nous tous ?

Mais quand je me révolte contre ces défaillances, quand je supplie Paris de tenir ferme jusqu’au bout, ce n’est pas seulement l’honneur qui me préoccupe, j’entends aussi servir nos intérêts. Si vous voulez que l’ennemi n’abuse pas de sa victoire, ne vous dépouille pas, ne vous pressure pas sans pitié, ne lui laissez pas voir, pas même deviner que vous mourez d’envie de n’être plus en guerre. Vous n’avez qu’un moyen de gagner quelque chose avec lui : c’est de le faire attendre. Il vous surfait, ne cédez pas. Persuadez-le que vous subirez tout, dangers et privations, aussi longtemps qu’il ne sera pas traitable et modéré. Ne voyez-vous donc pas qu’il a ses plaies aussi ? Quelque avisé qu’il soit à les cacher, nous en savons bien quelque chose. Que de déceptions depuis qu’il est devant nos murs ! Paris par sa résistance, l’émeute par son impuissance, ont déjoué tous ses projets. Et n’est-ce rien aussi que de sentir derrière soi son royaume rongé de misère, s’épuisant dans la fiévreuse attente de cette paix qu’on lui avait promise, et qui n’arrive pas ? Ne craignez point qu’il s’aventure jusqu’à vous prendre par famine : ce serait trop long ; vous traiterez avant, si vous vous tenez bien, à moins pourtant qu’il ne brusque les choses et n’essaie de la force ouverte. C’est possible, je ne dis pas non ; mais j’ose croire que, s’il s’y décide, ce ne sera pas sans quelque hésitation. Voilà deux mois que M. de Bismarck se vantait à M. Jules Favre de pouvoir, dès qu’il lui plairait, prendre en deux jours un de nos forts. Il est au moins assez extraordinaire que ce désir bien naturel ne lui soit pas venu pendant un si long temps, et malgré moi je suppose qu’à Ferrières l’illustre chancelier, si bien instruit en toute chose, ne savait pas exactement encore ce qu’étaient ces forts dont il parlait. Pour que depuis deux mois les formidables batteries construites, nous dit-on, avec un si grand luxe de précautions et de science n’aient point encore tonné contre nous, il faut que les effets de cette attaque à si longue portée ne soient pas parfaitement assurés, et que la crainte d’un insuccès, qui pourrait altérer le prestige d’une armée jusque-là si chanceuse, arrête l’ordre de faire feu, ou bien que par hasard, pour la première fois depuis l’ouverture de la campagne, cédant à l’opinion du monde civilisé, nos adversaires ressentent quelques sérieux scrupules à lancer des bombes sur Paris.

J’aime à croire qu’il en est ainsi, et que l’honneur en revient, tout