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s’imposèrent de telles règles de conduite, qu’il en sortit une communauté exemplaire où les fautes n’étaient que de rares exceptions. L’atelier n’était d’ailleurs pour elles qu’un lieu de passage, un assujettissement limité. Elles quittaient la maison paternelle les mains vides, elles y rentraient avec une dot et la connaissance d’un métier qui, le cas échéant, pouvait leur être encore une ressource. Cette tradition de Lowell survit dans la fabrique et en forme le meilleur élément. Aussi, dans le traitement du coton, voit-on les femmes mener presque seules les travaux qui n’exigent pas des muscles trop vigoureux : l’étirage, le battage, les cardes, le tissage et une partie des détails de l’impression. Il reste aux hommes les ouvrages de force, comme la filature, la teinture, le blanchiment, l’emploi des machines à bras. Aux États-Unis, c’est environ le tiers des ouvriers ; les deux autres tiers se composent de filles ou de femmes avec des fonctions appropriées à l’âge ou aux aptitudes. C’est bien à la rigueur le mélange des sexes, avec cette distinction pourtant que, partout où la séparation peut se faire d’une manière absolue ou relative, elle se fait : dans les salles pendant le travail, aux sorties en variant non-seulement les issues, mais les heures, de manière à empêcher la simultanéité et par suite les occasions de rencontre.

On se ferait d’ailleurs une idée inexacte de l’ouvrier et de l’ouvrière des États-Unis, si on empruntait à l’Europe des termes de comparaison. C’est un autre monde et un autre peuple, on s’en aperçoit sur-le-champ. Les allures ne sont plus tes mêmes, la tenue est différente. Il y a toujours en Europe chez l’ouvrier quelque chose qui rappelle la tradition et la vie ancienne ; il est encore et malgré tout l’homme du corps de métier, il n’est bien dégagé ni des servitudes du moyen âge, ni de la mise en scène des compagnons du devoir. Il a les préjugés de la corporation ; au besoin, il en aurait les violences. Les États-Unis n’offrent rien d’analogue à de telles mœurs. L’ouvrier est un citoyen comme un autre qui ne se distingue ni par la mise, ni par les manières ; l’ouvrière, sans y mettre d’affectation, s’habille comme les autres femmes. Les robes sont plus ou moins riches, c’est la seule distinction, et encore dans le monde opulent se pique-t-on plutôt de simplicité. D’esprit de corps chez l’ouvrier, il n’y en a pas l’ombre, et il n’y en saurait avoir. On est ouvrier ou ouvrière par occasion, non à demeure ; il y a dans l’Américain un coin du cerveau ouvert à toutes les ambitions. M. Engel cite à ce sujet un détail bien, caractéristique. L’établissement des Pacific Mills à Lawrence occupe 4,000 ouvriers des deux sexes. Qu’il se déplace chaque mois dans ce nombre quelques unités, même quelques dizaines, c’est ce qui arriverait partout ; mais comment croire que le roulement s’élève à 400 individus par mois, et que dans l’espace de dix mois le personnel entier des ouvriers ou