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un autre depuis Château-Salins, il y a quinze ou vingt jours qu’ils sont partis, appréhendés dans la rue, forcés de marcher avec leurs bêtes et leur voiture sans pouvoir dire à leurs femmes qu’ils s’en allaient.

Depuis les Grandes-Armoises, nous avons commencé à trouver les traces de combats récens : les champs piétines, les arbres coupés par des boulets, les chevaux morts, les voitures brisées, les campemens abandonnés, les débris de toute sorte jetés sur le sol. A la ferme de Beaumont, ces traces deviennent plus nombreuses, la route et les champs sont couverts de sacs, de casques, de bidons, de gamelles. Les cadavres ont pu être enterrés, on a ramassé les armes et vidé au plus vite les sacs ; mais tout l’espace est couvert de fragmens de papiers et de lettres. Ces traces du combat permettent de se figurer ce qu’il a été : ici, le long d’un sentier de traverse, elles forment une longue ligne, les hommes sont tombés en suivant cette route déployés en tirailleurs ; plus loin, ce sont des monceaux accumulés sur une surface de cinquante pas dans tous les sens, une compagnie entière a été écrasée à cette place. Les bois sont remplis de sacs prussiens, les soldats s’étaient cachés derrière les arbres ; par cette colline découverte, des bataillons nombreux sont venus se mêler à la lutte. Des caissons renversés, des affûts brisés, indiquent remplacement d’une batterie. En vingt endroits, la terre, fraîchement remuée, recouvre les grandes fosses où sont les morts ; aucun signe ne conservera le nom de ceux qui sont tombés là ; quelques soldats seulement ont été enterrés près des maisons ou dans les cimetières des villages, et on leur a consacré une croix. Ce qui nous étonne surtout, c’est le vaste espace qui a été le théâtre de la lutte, et combien elle a dû être partielle. Aux endroits où le combat a été le plus vif, des champs, des taillis entiers, sont intacts ; quelques paysans, témoins oculaires, nous racontent ce qu’ils ont vu, et confirment nos conjectures. Cependant le soleil a dissipé les nuages, le ciel est d’un bleu limpide, la terre, humide et chaude, se réveille sous les feux de l’automne ; la lumière circule au milieu des bois fourrés, les prairies étalent une belle verdure ; la nature est en fête autour de nous. Encore quelques jours, et nulle trace de cette grande lutte ne restera sur le sol.

Comme nous allions arriver à la ferme de Beaumont, trois ombres sortaient timidement de la lisière du bois, et s’avançaient dans la plaine déserte. C’étaient des infirmiers qui venaient remplir de grands sacs de tout ce qu’ils pourraient encore trouver sur le champ de bataille. Cette rencontre nous surprit au moment où nous voulions ramasser quelques-unes de ces lettres répandues en si grand nombre autour de nous. Nous n’eûmes pas le courage de donner suite à notre projet. Ces fragmens épars, dont le vent se