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ces natures sont bonnes. La guerre pour beaucoup d’hommes peu cultivés est la meilleure occasion qu’ils aient dans leur vie de mettre en pleine lumière ce qu’ils valent ; il ne faut pas s’arrêter à la forme : tel soldat qui entre brutalement dans une maison trouvera tout à l’heure pour ses hôtes effrayés des paroles pleines de cœur et d’une touchante délicatesse.

Nous rencontrons quelques officiers de nos amis qui fument très paisiblement dans les cafés ; nous n’aurions pu nous les figurer si tranquilles au milieu de ces rudes épreuves. Ils viennent de Wissembourg, de Reischofen et de Châlons ; ils ont assisté à ces grands combats qui ont si vivement frappé toute l’Europe ; l’ennemi est à quelques pas d’ici, et demain peut-être ils resteront sur un champ de bataille : c’est à peine s’ils paraissent y penser. Sur la marche de l’armée, ils savent seulement que nous gagnons le nord, que nous faisons une manœuvre hardie, et que la fortune va nous revenir. Les troupes prussiennes leur paraissent solides, sans entrain ; ils ajournent leur opinion sur les qualités de leurs adversaires et ne font que des remarques de détail. Du reste, ils raisonnent et critiquent peu ; ils sont entraînés dans ce torrent qu’on appelle une armée en marche, dans ce rêve étrange de la vie des camps et des batailles ; ils font simplement leur devoir. Cette indifférence qui nous frappait n’est que le calme d’esprits résolus, fortifiés contre tout ce qui pourrait diminuer leur présence d’esprit et leur courage. Si on leur parle de ceux qu’ils ont laissés à la maison paternelle, et dont les angoisses sont si vives : « Le sacrifice est fait, il ne faut pas revenir sur ces tristes pensées. » Les camarades perdus, les affections brisées, ils veulent que rien ne les touche. La guerre détruit dans le soldat tout ce qui ne sert pas à la guerre ; elle laisse debout une idée, celle du devoir, un sentiment, celui de l’honneur. Ce qu’on appelle la grandeur militaire, c’est le détachement de soi-même, beau surtout lorsqu’il se rencontre uni aux délicatesses du cœur et à la distinction de l’esprit.

On m’apprend vers le soir qu’un de nos meilleurs amis est ici ; nous courons au camp des turcos et nous demandons Albert Duruy. « Inconnu au régiment. » Quelques mots expliquent tout. « Ah ! oui, oui, vous demandez le fils du grand-vizir, celui qui a tué treize Prussiens à Wissembourg, nous disent ses camarades indigènes ; il s’expose partout, mais il a un talisman, il ne sera jamais touché ; le voilà caporal, et, si la guerre continue, il sera vite sergent. » Notre caporal surveille le dîner sans souci de la légende orientale dont il est devenu le héros ; nous prenons place dans le fossé où il est assis, et il nous dit à nouveau cette bataille de Wissembourg qu’il a déjà racontée avec une simplicité saisissante. La nuit avance ; il faut