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ce talus, et j’avais en face de moi le mur au-delà duquel s’élevaient des bois échelonnés sur la croupe d’un coteau. J’avais mission de surveiller ces bois, où l’on supposait que se cachait l’ennemi. Il se cachait bien en effet, car je n’apercevais pas un être vivant sous l’épaisseur du feuillage ; aucun bruit ne se faisait entendre. A ma droite, au haut du chemin montueux se tenait un de nos camarades, Gilbert, en embuscade comme moi. Plus bas, sur ma gauche, il y avait un soldat de la ligne ; mais, le chemin faisant à cet endroit un coude, je n’apercevais que sa baïonnette étincelant au soleil. Les forts tonnaient, et j’entendais au-dessus de ma tête le vol lourd des obus ; au loin, la fusillade et les mitrailleuses déchiraient l’air ; les décharges de l’artillerie se succédaient. Mon sang bouillait ; j’écoutais anxieusement. Tantôt il me semblait que les nôtres avançaient, gagnaient du terrain, et mon cœur bondissait ; puis il s’élevait des clameurs confuses, des bruits singuliers et terribles, auxquels succédaient tout à coup d’accablans silences. Des émotions contradictoires s’entre-choquaient en moi : espoir, enthousiasme, angoisses. Cependant ce qui m’affligeait surtout, c’est que le combat ne se rapprochait pas de nous, et que nous étions menacés de n’y point prendre part. J’aurais bien voulu monter sur le revers du fossé où j’étais adossé, de là sans doute j’aurais vu la bataille ; mais vous m’aviez fixé ma place, avec ordre d’y demeurer, et je n’osai bouger.

Plusieurs heures, je pense, s’écoulèrent dans cette attente. A différentes reprises, j’avais cru entendre des pas précipités et confus ; j’avais cru ressentir cette espèce d’ébranlement de l’air que produisent des hommes qui courent, et l’idée d’une fuite, d’une déroute, avait passé comme un nuage sur ma pensée, mais je l’avais repoussée. Fuir ! des soldats ! des Français ! cela ne se pouvait. D’ailleurs la bataille continuait ; la mitraille et le canon entre-croisaient leur rage. Un obus venait d’éclater tout près de moi sans me blesser, en me couvrant seulement de poussière. Quelques balles égarées, sortant je ne sais d’où, frappaient par instans les branches avec un bruit sec, ou s’amortissaient dans la terre du chemin. Je n’avais aucune peur, mais l’anxiété me dévorait. Que se passait-il ? que signifiaient ces bruits de la guerre : victoire ou défaite ? Étions-nous repoussés ? Comment le savoir ? Je cherchai de l’œil Gilbert, et je ne le vis plus ; peut-être avait-il changé de place, peut-être avait-il été tué. Je n’osais quitter mon poste pour m’en assurer. A ma gauche, je n’apercevais plus la baïonnette du soldat, et je pensai qu’on l’avait fait replier et qu’on m’avait oublié. C’est alors qu’au-dessus de ma tête j’entendis une respiration haletante, puis un froissement dans les branches, et du milieu d’un buisson violemment écarté surgit le