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l’entretien du personnel, qui se compose de trois domestiques, de deux filles et d’une femme de journée engagée pour l’été seulement. L’achat du fumier coûte encore 2,500 francs par année. Les autres chapitres de ce budget s’appliquent aux dépenses de l’écurie, à l’entretien des châssis, au remplacement des cloches, à l’acquisition des graines pour semis et des pailles à lier, etc. Ajoutez à la somme de ces frais annuels les intérêts du capital, engagé soit pour l’installation d’un marais, soit pour l’acquisition d’un fonds de maraîcher, et vous comprendrez ce que coûte dans la banlieue de Paris la culture de ces 11000 mètres de terre (un peu plus d’un hectare), qui doivent rapporter 20,000 francs au moins en légumes pour que le chef de l’exploitation y gagne sa vie.

Au marais, point de paresseux ; une heure d’oisiveté n’y saurait être admise. Le maître est presque toujours à son poste, c’est-à-dire au jardin, où il exerce sur ses domestiques une surveillance incessante ; mais, s’il est matinal, la ménagère l’est plus encore. Chaque nuit, elle se lève entre une heure et deux heures, et part pour les halles, accompagnée d’un domestique et d’une fille. Le premier conduit et décharge la voiture, puis la ramène remplie du fumier qu’il a été chercher dans les écuries. Le rôle de la fille consiste à porter à la hotte jusqu’aux charrettes des fruitiers les marchandises qu’ont achetées ceux-ci. Pour les hommes qui sont restés à la maison, la journée commence ordinairement à cinq heures du matin et souvent ne finit qu’à neuf heures du soir. On prend quatre repas, que l’on a bien gagnés. C’est une rude façon de vivre, et le patron, donnant l’exemple, ne chôme pas plus que les autres. Il n’est du reste devenu patron qu’après avoir été durant plusieurs années simple ouvrier, et c’est presque toujours de son mariage qu’a daté son établissement. En même temps qu’on achète un fonds, on choisit sa femme, et on ne la choisit que parmi ses compagnes de travail. « Cette habitude, dit M. Ponce, qui a perpétué parmi notre classe de travailleurs les coutumes des anciennes corporations, est une des premières nécessités du métier… Les deux époux ne peuvent marcher l’un sans l’autre, et la mort de l’un d’eux entraîne presque toujours forcément la vente désastreuse de l’établissement, quand cette cruelle séparation arrive trop tôt. » L’esprit de corps en effet anime toujours les maraîchers. Chaque année, la Saint-Fiacre est religieusement fêtée, et de temps en temps de gais et copieux repas de noces réunissent, à l’exclusion des intrus, toute la confrérie d’un canton. Combien de fois n’avons-nous pas vu se dérouler, violons en tête, par les rues de Saint-Mandé ou de Vincennes, une noce de maraîchers en file interminable, deux à deux, compères et commères, rustiquement endimanchés dans leurs beaux habits à la fois si vieux et si neufs, de vrais habits de paysan du Vaudeville ? Ces jours-là seulement, on prend le