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connaître sa défaite, cela se peut sans doute ; mais M. le ministre des affaires étrangères le dit encore avec autant de noblesse que d’émotion : livrer des provinces, ce n’est pas seulement livrer un territoire, c’est livrer des créatures humaines, c’est trahir des populations vivantes dans leur liberté, dans leur dignité, dans leur nationalité, pour se racheter soi-même, pour se dérober au devoir de défendre jusqu’au bout la patrie française dans son intégrité… La France peut subir les abus de la force, elle ne peut pas donner à ces abus la consécration de sa libre volonté. — Voilà où serait le déshonneur, et M. de Bismarck trouvera encore sans doute que cela ressemble terriblement à une thèse académique, car pour lui son entrevue avec M. Jules Favre a été surtout, à ce qu’il paraît, une affaire académique.

Dans tous les cas, nous ne savons rien au monde de plus éloquent que le contraste de ces deux diplomaties qui se rencontrent un jour dans une maison de campagne pour traiter d’une paix visiblement impossible. L’une de ces diplomaties est la victoire froidement et ironiquement implacable, l’autre est la défaite émue et toujours fière ; la première est l’esprit de conquête dans ce qu’il a de plus violent et de plus retors, la seconde est le sentiment du droit, de l’équité, de l’humanité, parlant sans subterfuge, se produisant avec une sorte d’audace d’ingénuité. Le contraste est étrange, et il était bien impossible de s’entendre, puisqu’on commençait par ne pas parler la même langue ; c’est la force morale se relevant devant la force matérielle et la défiant jusqu’au bout, reprenant ses avantages, disant au vainqueur ce que M. Jules Favre, par une suprême et émouvante révolte de la conscience, dit dans sa dernière circulaire : « J’ignore quelle destinée la fortune nous réserve ; mais ce que je sens profondément, c’est qu’ayant à choisir entre la situation actuelle de la France et celle de la Prusse, c’est la première que j’ambitionnerais. J’aime mieux nos souffrances, nos périls, nos sacrifices, que l’inflexible et cruelle ambition de notre ennemi… » Voilà bien encore une thèse académique, dira indubitablement le chancelier de la confédération du nord ; mais il n’aura pas pour cela mieux réussi à trancher la question, et il s’agit toujours de savoir à qui sera la dernière victoire.

Si M. de Bismarck n’avait eu en vue que la grandeur sérieuse et durable de l’Allemagne, il n’avait plus rien à faire, il avait atteint son but, et on ne voit plus même ce qui pouvait désormais l’embarrasser dans ses desseins ; il touchait à la réalisation des rêves les plus illimités du patriotisme germanique. Après Sedan, tout était accompli pour lui, et de la crise soudaine que ce désastre sans exemple provoquait en France sortait même la possibilité d’une paix qui consacrait les résultats conquis par les armées allemandes. Le gouvernement du 4 septembre l’a bien montré par cette démarche que M. Jules Favre tentait spontané-