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singulier pamphlet où Arndt revêt sa vague indignation d’une rhétorique exagérée. Dans cet Esprit du temps, il appelle les choses par leur nom. L’Allemagne à ses yeux est « un chaos de mollesse, de raffinement intellectuel et de despotisme ; » la génération « ressemblait à un vieillard tombé en enfance… Elle était en adoration d’elle-même. La voilà réveillée de sa longue illusion… Quel sentiment poignant que celui de n’être plus rien, de ne rien pouvoir ! Et c’est le sentiment des meilleurs qui vivent maintenant, c’est le mien. » Le patriotisme d’Arndt, l’inventeur pour ainsi dire et l’apôtre du patriotisme allemand, ne date que de 1808, ou du moins il n’en eut conscience qu’alors. « Quand l’Autriche et la Prusse eurent succombé après des luttes infructueuses, alors seulement mon cœur commença d’aimer l’Allemagne d’un véritable amour et de haïr les Français d’une vraie et bonne colère… C’est dans la colère que je reconnus ma patrie et appris à l’aimer… Quand, par suite de ses discordes, l’Allemagne ne fut plus rien, mon cœur en conçut et embrassa l’unité et l’union. »

Qui ne voit ici que c’est l’invasion française, ou, pour parler plus exactement, que c’est Napoléon qui a fait l’Allemagne ? L’idée nationale, si inconnue au XVIIIe siècle, y est née de la réaction contre la domination étrangère ; elle est née de la haine, non de l’amour. Sans l’invasion napoléonienne, cette idée ne se fût peut-être pas plus éveillée au-delà du Rhin qu’au-delà des Pyrénées. Le patriotisme allemand a toujours conservé de cette origine je ne sais quoi de voulu et d’un peu tendu. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ces paroles, qui n’impliquent aucune arrière-pensée de critique ; les sentimens les plus nobles du cœur humain sont souvent des sentimens artificiels. La civilisation, en nous éloignant de la nature, étouffe beaucoup de bons instincts sans doute, mais elle en relève aussi de vulgaires. Que serait l’humanité, si elle n’avait spiritualisé l’amour, et si elle ne l’eût rendu exclusif en dépit de la loi de nature ? Tout patriotisme dans un grand pays a quelque chose de factice, comparé au patriotisme local ; la patrie de l’Athénien ou du Florentin était une chose vivante que le citoyen embrassait du regard. La patrie allemande, comme la patrie grecque ou italienne, ayant toujours manqué d’un corps, n’a guère eu d’existence que pour ceux qui en étaient éloignés. La guerre intestine n’y fut jamais considérée comme guerre civile, l’étranger y fut toujours appelé sans le moindre sentiment de honte. Quelques esprits isolés croyaient seuls à l’existence d’une patrie parce que tous les élémens étaient là pour la former. Ils oubliaient que pour la former il eût fallu que ces élémens fussent unis dans un ensemble, que ces matériaux fussent ordonnés en une construction ; ils oubliaient en un mot qu’il’ n’y a qu’une seule chose qui constitue ta patrie, et que cette chose