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prévoyance de l’écrivain était en défaut. Le peuple lui semblait un nouveau Lazare couché au fond de la tombe et qu’une main divine évoquerait du sépulcre. Il se trompait. La France était endormie, malade assurément, et se tournant d’un côté sur l’autre ; mais le danger prochain n’était pas là, et le destin avait décidé que l’homme fatal se perdrait lui-même. Vous n’aviez pas pressenti cette fin, ô poète ! vous n’aviez pas cru à la possibilité d’une défaite pour notre patrie. Vous n’aviez pas supposé qu’il nous entraînerait dans son précipice ; vous n’aviez pas deviné de quelle rançon il faudrait payer la délivrance, ni à quel prix vous seriez vengé !

Chose étrange, il a fallu que nos désastres eux-mêmes fussent comme en perspective dans le livre des Châtimens ! L’auteur, en cela moins perspicace que les esprits plus calmes, n’apercevait pas à l’horizon de l’empire un nouveau 1815. Faut-il le dire ? tous les écrivains, tous les orateurs qui veulent, dans notre pays, être populaires, se condamnent à flatter notre vanité militaire : nous n’écoutons que ceux qui nous parlent de victoires. Le poète, qui a sacrifié à cette faiblesse nationale, ne prévoyait donc que soulèvemens et révoltes, que renversement du despotisme par la liberté et république emportée de haute lutte. Cependant il y a dans les Châtimens des vers que la superstitieuse antiquité aurait pris pour des avis d’en haut, pareils à ces paroles mystérieuses échappant à des bouches qui n’en comprennent pas elles-mêmes le sens. Ce recueil contient deux pièces, dont l’une, A l’obéissance passive, a déplu au grand nombre, je crois, parce qu’elle était injuste envers l’armée, et l’autre, la Reculade, se comprend difficilement parce qu’elle porte sur une circonstance passagère, celle d’un mouvement en arrière avant l’expédition de Sébastopol. Aujourd’hui ces strophes d’il y a dix-sept ans trouvent je ne sais quelle douloureuse application, et semblent puiser dans nos malheurs un cruel intérêt qu’elles n’avaient pas.

L’armée, à la veille de 1852, n’était pas ce que nous avons eu le chagrin de la voir dans l’année funeste où nous sommes, commandée par des généraux de cour et défiante de ses chefs. Elle obéit au signal de l’attentat ; mais la responsabilité n’en doit pas retomber sur elle. C’était une surprise pour les troupes comme pour les citoyens, et dans la situation du pays, après le désarmement de février et la revanche de juin, l’esprit militaire, reprenant son empire, parla plus haut qu’un devoir mal défini. C’est pourquoi les reproches du poète n’étaient pas mérités. Quand il accusait les soldats de s’être mis cent mille pour s’en aller, tambours battans, sabres nus, combattre vingt contre un, quand il dit qu’ils ont, au bruit du canon et de l’obusier, tué dans un carrefour un enfant de