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hâte çà el là quelques pauvres légumes à moitié mûrs ; partout des fenêtres fermées, nul habitant sur le seuil des maisons, un silence de mort ! Nous passâmes sur le pont de Sèvres, miné et prêt à sauter. Monté sur la hauteur de Brimborion, je vis quelques ouvriers qui remuaient nonchalamment des terres, écrêtant une ancienne carrière, et quelques forestiers qui coupaient des bois. A peine y avait-il trace de fossés, de talus ; il eut fallu encore un mois ou deux pour terminer passablement cet ouvrage, en faire ce qu’en terme de métier on nomme une fortification passagère, et aucun officier n’était là pour animer, pour commander les travailleurs. Nous voulûmes pousser plus loin, au moins jusqu’à Meudon. Dans le bois, quelques zouaves débandés venaient de tuer un cerf, et, embarrassés de sa ramure, nous l’offrirent. Ces maraudeurs étaient les dignes avant-coureurs de ceux qui devaient bientôt fuir à Clamart. « N’allez pas plus loin, nous cria un cocher qui passait, je viens de voir les uhlans ; ils ont tiré sur moi, » et il nous montra une balle logée dans le moyeu d’une de ses roues. En effet, des femmes, des enfans, pâles, émus, échappés des localités voisines, fuyaient devant l’ennemi. Le lendemain matin, dès l’aube, les forts d’Issy, de Vanves, de Montrouge, tonnaient ; on se battait à Clamart, à Châtillon, sans beaucoup d’honneur pour nos armes, les ponts de Sèvres et de Billancourt sautaient, et les Prussiens occupaient les hauteurs de Clamart, de Meudon, de Sèvres, de Saint-Cloud, et avec elles les informes redoutes dont il a été parlé.

Meudon, Sèvres, Saint-Cloud ! ces noms n’auraient-ils pas dû depuis bien longtemps retentir comme autant d’avertissemens de sinistre augure aux oreilles de notre comité des fortifications ? Sur ces mêmes hauteurs de Brimborion, où nous nous promenions tout à l’heure, il existe au milieu des arbres un château à moitié achevé, dont les fondations datent d’une autre époque, et sont peut-être les mêmes que celles de la villa de la Pompadour. Dans un des angles de ces vieux murs, nous avons vu deux boulets incrustés, et au-dessus cette date gravée en gros caractères : 3 juillet 1815. Un Prussien avait acheté ce terrain quelque temps avant la guerre actuelle. Brimborion, ce nom lui avait plu comme autrefois Sans-Souci au roi Frédéric. Il avait dessiné là une façon de villa et de parc qu’il se proposait sans doute de livrer à ses compatriotes pour s’y fortifier, quand la guerre aurait éclaté et amené les Prussiens sous Paris. C’était, il faut le croire, un de ces nombreux espions que la Prusse, de si longue date, avait lâchés parmi nous. La guerre est venue plus tôt qu’on ne pensait, et le Prussien, exproprié par le génie, a décampé il y a deux mois. Aujourd’hui il est peut-être retourné chez lui, et cueille au milieu des canons allemands les dernières fleurs de son jardin, les derniers fruits de son verger.