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plusieurs points, le bois est abattu, coupé à fleur de terre ; on n’a pas eu pitié des plus beaux arbres. Regardez plus loin devant vous ; voici maintenant Paris. La grande ville étale devant vos yeux tous ses édifices. À cette vue, qu’en d’autres temps on trouverait magique, l’âme du spectateur se replie aujourd’hui sur elle-même avec tristesse. On se prend à penser que tant d’admirables monumens pourraient demain n’être que des ruines, et l’on compare involontairement l’immuable sérénité de la nature au trouble des heures présentes, car jamais à aucune époque le ciel de Paris ne fut plus beau que dans les jours que nous venons de traverser, jamais il ne se montra aussi doux, aussi serein, aussi clément, comme s’il avait voulu nous faire mieux sentir encore par le contraste la rigueur des événemens.

Presque tous les forts se ressemblent, et qui en a vu un les a vus tous. Portons-nous donc vers le plus important, le plus caractéristique, le Mont-Valérien, puisqu’on peut encore y entrer, et que le pont qui y mène, celui de Neuilly, le seul qui nous reste sur la Seine, n’a pas encore sauté. Après avoir gravi le coteau qui conduit à la forteresse à travers des champs de vigne dévastés, quand on arrive au sommet de ce belvédère dont la hauteur est de plus de 160 mètres au-dessus du niveau de la mer, on jouit du plus splendide panorama qu’on puisse avoir autour de Paris. N’était même les montagnes bleues et l’azur du ciel d’Italie, et surtout les souvenirs historiques, la vue qu’on a du Mont-Valérien vaudrait peut-être celle qu’on admire du haut du Monte-Pincio à Rome ou du San-Miniato à Florence. Ce n’est pas seulement toute la ville qui est ici à vos pieds, c’est toute la campagne jusqu’aux plus extrêmes limites de l’horizon. On mesure le cours de la Seine d’un côté jusqu’au-delà de Saint-Germain, où campe en force l’ennemi, de l’autre jusqu’au-delà de Choisy-le-Roi et Villeneuve-Saint-George, envahis aussi par les Prussiens.

Au-dessous de la citadelle et sous le feu des canons, c’est un véritable bouquet de villages, aujourd’hui presque tous vides ou occupés par l’ennemi. Voici, le long de la Seine, Suresnes, Puteaux, Courbevoie, Asnières, Argenteuil, Chatou, Le Pecq, puis, dans la plaine, Gennevilliers, Colombes, Nanterre, Rueil, La Malmaison, et tout cela vide d’habitans, ruiné, saccagé. Que de travaux n’a-t-il pas fallu, que de générations d’hommes pour préparer tant de belles choses qui sont devenues la proie du vainqueur ! Le feu, le plomb, le fer, ont déjà semé ici leurs ravages, et ces lieux, hier si plantureux, si bruyans et si riches, sont devenus presque un désert.

La ligne des forts détachés n’occupe pas moins de 60 kilomètres