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CORRESPONDANCE

A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.


Mon cher monsieur,

N’êtes-vous pas, comme moi, profondément ému du grand spectacle que Paris nous donne ? Le mois va s’accomplir ; encore deux jours, il sera plein. Un mois de siège, un mois de réclusion ! Ce Paris qui s’ignorait lui-même, qui aux yeux du monde n’était que la ville des plaisirs, un atelier de modes, un foyer de théâtre, une Sybaris immense, égoïste et frivole, aussi énervée de cœur qu’élégante d’esprit, le voilà qui n’est plus qu’un arsenal de guerre, une caserne, un camp. Depuis un mois, cerné, bloqué, emprisonné, Paris se voit sans trouble ni murmure séparé du monde des vivans. Cette séquestration sans exemple d’une cité de deux millions d’âmes, ce fait de guerre inouï, donne au premier abord une idée gigantesque de la puissance des assiégeans : on croit y voir le dernier terme, le complément lugubre de nos revers et de nos humiliations ; mais, comme en cette guerre tout renverse et confond les prévisions humaines, l’investissement de Paris, si prodigieux qu’il semble, n’est, à vrai dire, et ne sera, j’en ai la certitude, que la condition éclatante et la rançon nécessaire de notre honneur ressuscité et de notre libération.

Il y a là tout un grand mystère qu’on ne saurait trop méditer, et, n’en déplaise aux superbes esprits qui se révoltent pour peu qu’on mêle à la conduite de ce monde le nom de celui qui l’a fait, je me permets de croire que ce mystère, c’est Dieu lui-même qui le propose à nos méditations. Dans l’impitoyable série de catastrophes et de hontes qui s’est prolongée pour nous du 2 août au 1er septembre, je reconnais un châtiment ; aussi pour moi, l’unique et suprême question est de savoir si, maintenant que Paris est bloqué, la justice divine se tient pour satisfaite, si nos faiblesses et nos servilités, notre incurie et notre suffisance, nos corruptions et notre orgueil ont reçu toute leur punition, et si la main du juge est lasse de frapper. Eh bien ! j’ose le dire, des signes manifestes autorisent à croire que ce n’est plus sur nous que s’appesantit cette main redoutable ; qu’un nouveau souffle enfle nos voiles, et que le flot qui nous avait jetés au plus bas de l’abîme commence à nous soutenir et à nous relever. J’aimerais à vous convaincre que ma confiance n’est pas seulement instinctive, que ce n’est de ma part ni lassitude de gémir, ni besoin d’illusion ; j’aimerais à vous dire les faits