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tour par nos armées, comme elle investit elle-même Paris. On n’est pas au bout, ce mois de défense en est déjà le garant, et à tout prendre, un jour ou l’autre, M. de Bismarck pourrait bien regretter d’avoir trop cédé à l’infatuation du succès en recevant si étrangement ces propositions pacifiques qu’on ne lui porterait plus aujourd’hui, que M. Jules Favre avait le droit de lui porter, il y a trois semaines, au nom de la civilisation, de l’humanité et de la concorde des peuples. Le roi Guillaume et son premier ministre ne paraissent pas en être là, nous en convenons ; ils entendent autrement l’humanité et la civilisation, ils croient avoir du temps, et ils prennent philosophiquement leur parti des sacrifices humains qu’ils commandent. Pendant que les soldats allemands se font tuer en tuant des Français, non pour la grandeur de l’Allemagne, mais pour un implacable orgueil, le roi Guillaume chassait dans les bois de Ferrières. C’est une agréable occupation digne de conquérans qui ont des loisirs, qui aiment à s’entretenir dans le goût de la guerre, et le prochain bulletin ressemblera sans doute à celui du Charles II de Ruy-Blas : « Madame, il fait grand vent, et j’ai tué six loups ! » Soit, il faut prolonger une effroyable guerre, puisqu’on peut se donner le plaisir de chasser dans les tirés de Versailles et de Saint-Germain comme dans les bois de Ferrières. Le roi Guillaume et son fidèle porte-parole, M. de Bismarck, croient-ils cependant offrir au monde un spectacle bien glorieux ? S’imaginent-ils par hasard agir comme des chefs civilisés en aggravant même pour les neutres les conditions de la guerre, en allant jusqu’à refuser aux membres de la diplomatie étrangère demeurés à Paris la liberté de leurs communications avec leurs gouvernemens ? Pensent-ils enfin être des politiques bien prévoyans pour leur pays en amassant sur lui toutes les haines et tous les ressentimens de l’avenir, en le jetant sur une nation qui ne fait désormais que se défendre, et au demeurant en exposant l’Allemagne tout entière à voir un jour ou l’autre se tourner contre elle les chances de cette fortune des armes dont on veut aujourd’hui abuser en son nom ? Le roi Guillaume et M. de Bismarck ont fait comme tous les conquérans, ils ont bu leur victoire jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la lie, et ils n’ont pas vu que, pour vouloir aller trop loin, ils risquaient de compromettre ce qu’il pouvait y avoir de légitime dans leurs succès.

La Presse, il faut le dire, a commis un crime contre elle-même aussi bien que contre la France. Elle nous a sans doute placés, nous, sous le coup d’une nécessité suprême et héroïque en ne nous laissant le choix qu’entre le déshonneur de livrer l’inviolabilité du territoire et l’extrémité d’une guerre à outrance ; mais en même temps elle s’est placée, elle, dans l’alternative de pousser la lutte au-delà de toute limite, au-delà de toute justice, au-delà de toute humanité, ou de paraître reculer et se désavouer dans ses ambitions les plus intimes. On aurait dit que, se