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adopté une somme d’argent pour limite de la capacité politique. Un de ses premiers soins fut d’établir la balance entre la baisse produite par les événemens et la hausse prise en défaut. Ce fut assez pour donner au gouvernement sa marque. Gouvernement des banquiers fut le mot consacré, et il faut confesser que les hommes mêmes qui en faisaient partie ne songeaient guère à rectifier cette méprise. Des paroles bien imprudentes furent prononcées et répétées. Tandis que les uns déclamaient contre l’argent, et que les autres en proclamaient aveuglément la puissance, la nation se persuada qu’elle était livrée pieds et poings liés aux mains des publicains. Le moyen de s’étonner que le théâtre partageât les idées reçues ? Les Turcarets nouveaux furent affublés de fonctions politiques, de titres et de grands cordons. On les fit députés, conseillers-généraux, barons du Saint-Empire.

Au-dessous de la haute banque, de celle qui se respectait, il y avait un commerce d’argent subalterne, équivoque, celui des coureurs d’aventures. Ces hommes, qui étaient à l’affût des petits capitaux et faisaient la chasse aux économies du peuple, furent comparés aux loups-cerviers. Ils avaient pour leur proie le même sourire, le même regard séduisant que ces animaux carnassiers. Comme eux aussi ils sautaient sur elle, et quand elle était saisie, ils lui suçaient le sang, ils lui ouvraient la tête pour lui manger la cervelle. Le théâtre n’eut garde de les laisser passer inaperçus, et, comme il y avait une tendance générale à l’exagération, la scène montra les types les plus étranges, le public applaudit aux caricatures les plus audacieuses.

On a fait beaucoup d’honneur à la farce de Robert Macaire : à l’occasion de cette parade d’un acteur de talent, on a prononcé le mot de comédie sociale ; on a fait de ce brigand facétieux un idéal des vices, des passions, des prétentions du temps, presque une image de l’esprit national dans un moment de crise hideuse. Des historiens passionnés, mais sérieux, ont fait place à cette bouffonnerie dans leur réquisitoire contre le régime de juillet. Ils n’ont vu dans la pièce que la scène des actionnaires, et en effet, c’est la seule situation vraiment comique : il leur semble que ce voleur de grand chemin soit apparu tout à coup pour venger la morale des excès de la Bourse. Faut-il compter Robert Macaire parmi ces Turcarets dont nous faisons l’histoire ? Un bandit beau parleur passe pour mort et recommence sur de nouveaux frais la carrière déjà parcourue. Il ne change pas d’industrie. Il vole une sacoche au premier acte ; au second, il ferait main basse sur une valise, s’il ne reconnaissait dans le voyageur qui la possède son confrère Bertrand. Au troisième, il se trouve qu’il a fait passer une montre du gousset d’un riche Anglais dans le sien : c’est à la veille même du jour où il