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il est un intermédiaire entre le petit pingouin, apte à voler, qui visite nos côtes pendant l’hiver, et les manchots des terres australes. Les grands pingouins fournissaient autrefois une bonne part de l’alimentation des peuples du nord ; M. Steenstrup a trouvé des milliers d’os de ces oiseaux rongés, déchiquetés, tailladés, parmi les fameux débris de cuisine, les kjokenmoeddings du Danemark et de la Norvège, qu’on a tant fouillés au grand profit des connaissances historiques. En plusieurs endroits, les pingouins constituaient la nourriture principale des anciens Scandinaves ; plus tard, ces oiseaux et leurs œufs, ramassés par milliers dans les anfractuosités des rochers, étaient la ressource des hommes de mer, et de toute cette richesse il ne reste plus rien, absolument rien. Les oiseaux, on le voit, ont déjà perdu bien des membres de leur famille.

La destruction des grands animaux, accomplie par les hommes dans l’espace de quelques siècles, fait présager un immense appauvrissement de la nature dans un avenir plus ou moins lointain. L’extinction d’une foule d’espèces s’est opérée avec une rapidité désespérante aux îles Mascareignes ; elle se produit sur beaucoup d’autres points du globe. Chose étrange, partout où pénètre la civilisation européenne, la dévastation commence et s’achève plus ou moins vite. Les peuples les plus industrieux sont les plus grands ravageurs. Encore quelques milliers d’années, et la terre entière présentera un aspect uniforme et misérable.

Les faits que nous venons de rappeler touchant les êtres anéantis par les hommes conduisent l’esprit à la méditation sur l’état primitif du monde actuel. Sur les îles Mascareignes, à la Nouvelle-Zélande, une faune spéciale, toute différente de celle des terres les moins éloignées, donne la preuve que ces îles sont restées dans l’isolement depuis l’apparition des animaux qui les peuplent ou qui les peuplaient récemment. La présence d’oiseaux incapables de fuir et de se défendre d’une manière efficace dans des contrées où les ennemis dangereux ne sont point à craindre est l’indice d’une appropriation constante des organismes à une situation déterminée pour quiconque ne croit pas aux transformations indéfinies qui ne s’aperçoivent qu’en imagination. Enfin, en voyant les animaux privés de puissans moyens de locomotion cantonnés sur des espaces resserrés, on est conduit à penser que chaque espèce n’a vécu d’abord que sur un très petit point du globe, et que la plus ou moins grande dissémination des individus résulte principalement de l’étendue des facultés locomotrices.


EMILE BLANCHARD.