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les cheminées hardies sur lesquelles nichent les cigognes. Quelques façades mutilées restaient debout au milieu des ruines. Près de la cathédrale, une seule habitation, une vieille maison de bois subsistait encore ; mais en général les maisons atteintes par le feu étaient brûlées jusqu’au ras du sol, quelquefois jusque dans l’intérieur des caves. L’artillerie de la ville ne pouvait malheureusement démonter les pièces de siège, masquées par des épaulemens, ni même atteindre les artilleurs ennemis, qui ne tiraient que la nuit et reculaient pendant le jour hors de la portée du canon. Les feux convergeaient sur la place de trois points différens, de Schiltigheim, d’Ostwald et de Kehl. Avec une précision géométrique et d’après une consigne évidente, les batteries établies sur ces trois points ne dirigeaient leurs obus que sur la ville elle-même, sur les demeures des habitans. Après cet effroyable bombardement, aucun défenseur n’avait été tué aux remparts ; les murs, les palissades, les portes des fortifications, restaient intacts. On ne pouvait plus douter que l’intention des assiégeans ne fût d’épouvanter la population civile et de la forcer à capituler par la terreur.

La situation en effet était terrible ; 80,000 personnes de tout âge et de toute condition, parmi lesquelles se trouvaient beaucoup de femmes et d’enfans, passaient le jour dans le rez-de-chaussée des maisons encore debout, derrière des fenêtres barricadées avec des matelas, et la nuit sous les voûtes des égouts et des caves, où les gémissemens des malades, les exclamations de frayeur des femmes âgées, les cris des enfans, ne permettaient aucun repos. Chaque matin, cette population épuisée allait compter les ruines que la nuit avait faites, et chaque soir elle se retrouvait plus abattue, plus triste encore que la veille. Le général Uhrich, prévoyant ces douleurs et pris d’une immense pitié, avait envoyé en parlementaire un de ses officiers au général ennemi pour demander à faire sortir de la ville les femmes et les enfans. Le général de Werder lui répondit par un refus, en alléguant avec cynisme que la ville pourrait ne pas se rendre, si les femmes et les enfans en sortaient. Évidemment il ne se croyait tenu qu’à un devoir militaire, au devoir de prendre la place. Les autres obligations, les obligations morales et humaines, ne le regardaient point. Il ne se départit pas de sa rigoureuse consigne lorsque l’évêque de Strasbourg, revêtu de ses ornemens sacerdotaux, alla lui demander au nom de la religion d’épargner la population civile, de ne tirer que sur les remparts et sur la forteresse. On sait que l’évêque, inconsolable de n’avoir pu prévenir de nouveaux désastres, accablé par la vue des souffrances auxquelles il assistait, mourut de chagrin quelques jours après.

Il était réservé à une nation voisine et amie, qui a toujours