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heures du matin, une pluie d’obus tomba sur Strasbourg et y causa d’irréparables désastres. En quelques heures, le centre de la cité, les plus riches maisons, le quartier du Broglie, furent en flammes. L’incendie éclatait presque en même temps au gymnase protestant, au Temple-Neuf, à la bibliothèque. Dès qu’on vit les projectiles s’abattre sur ce dernier édifice, une poignante douleur s’empara des assistans à la pensée du péril que couraient tant de richesses, tout le monde s’élança pour les sauver, et d’énergiques efforts portèrent les pompes jusqu’au brasier ; mais les canons ennemis, concentrant tous leurs feux sur le même point avec une redoutable précision, écartèrent les travailleurs jusqu’à ce que l’œuvre de destruction fût accomplie. Vers minuit, il ne restait plus aucun espoir de sauver un seul volume. Plus de 500 habitans assistaient, désespérés et impuissans, à la ruine d’un de ces monumens qui ne sont point seulement la propriété d’une ville, mais qui appartiennent au monde civilisé. Ainsi en quelques minutes, sans aucune nécessité stratégique, par la main d’un soldat opiniâtre, la savante et studieuse Allemagne venait d’anéantir le fruit de tant de travaux, ce que pendant des siècles avaient rassemblé la science, le goût, l’intelligence d’un grand nombre d’esprits cultivés, une bibliothèque hospitalière, libéralement ouverte aux savans de l’univers entier, où chaque année des étudians et des professeurs d’origine germanique venaient s’asseoir avec respect, consulter des livres rares, restituer quelque page inédite de l’histoire du passé ! Ne soyons plus si fiers après cela de la civilisation moderne, ne parlons plus dans nos écoles de la barbarie des Arabes qui brûlaient les bibliothèques. La barbarie revient parmi nous, et c’est le peuple le plus instruit, le plus cultivé de l’Europe qui nous la ramène. Est-ce donc pour aboutir à de tels exploits que l’on pousse si loin en Allemagne l’instruction populaire, qu’on y honore partout le travail de l’esprit comme le plus noble emploi des facultés humaines ? Les Allemands chercheraient vainement une excuse, ils attribueraient vainement à une erreur d’artillerie une œuvre de destruction accomplie de sang-froid, de propos délibéré, à dessein. On connaît l’exactitude minutieuse de leurs cartes militaires. Leurs coups ne portaient point au hasard. Ils savaient à merveille, aussi bien que nous-mêmes, qu’aucune caserne, aucun arsenal, aucun établissement de guerre ne se trouvait dans le voisinage de la bibliothèque de Strasbourg. Ils ont brûlé sciemment, volontairement, un édifice qu’ils savaient situé entre le Temple-Neuf et le gymnase protestant, transformé en ambulance, protégé par le drapeau international. Leurs obus incendiaient en même temps un établissement religieux, un établissement scientifique et un hôpital !