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ensemencer, pour cultiver la terre ? Leur laissera-t-on assez de bestiaux, assez de blé, assez de chevaux ?

Si on leur prend ce qu’ils possèdent aujourd’hui, si on détruit en germe leurs récoltes futures en vidant leurs greniers et leurs étables, à quoi leur serviront les chiffons de papier délivrés par l’autorité prussienne sous le titre de bons ? Qu’est-ce que ces bons d’ailleurs, et qui les paiera ? Des personnes qui en ont eu entre les mains nous affirment que chaque bon est une sorte de reconnaissance très vague, payable après la guerre par le vaincu. Pauvre vaincu ! Quel qu’il soit, la guerre le mettra hors d’état de payer ses dettes. D’ailleurs la proclamation du roi de Prusse, déjà si contestable au point de vue du droit des gens, ne contenait que la théorie économique de la guerre. En pratique, le caprice des chefs de corps, les besoins réels ou prétendus d’une armée immense, aggravaient singulièrement des dispositions déjà si dures. Nulle part on ne demandait moins que ne l’exigeait le roi ; presque partout on demandait davantage. D’après le texte même et les termes si élastiques de la proclamation, chaque commandant demeurait juge de ce qui était indispensable aux troupes, et au strict nécessaire ajoutait le superflu. On en jugera par quelques chiffres. M. About, témoin oculaire, a raconté ce qu’avait souffert la petite ville de Saverne, si rapidement occupée par l’ennemi après le désastre de Reischoffen. Haguenau, où entraient le 7 août au matin les premiers éclaireurs, où s’établissait le jour même une division de cavalerie badoise, n’eut pas seulement à loger et à nourrir des milliers d’hommes ; les vainqueurs y levèrent encore immédiatement une contribution de guerre de 1 million, fort supérieure aux ressources de la ville, et dont les habitans ne purent réunir les fonds qu’en envoyant à Bâle les délégués du conseil municipal contracter un emprunt. A Erstein, 6,000 cigares étaient exigés en trois jours. Le canton de Barr devait fournir au quartier-général des troupes allemandes 54,000 kilogrammes de pain, 72,000 kilogrammes de viande, 18,000 kilogrammes de riz, 1,800 kilogrammes de sel, 1,800 kilogrammes de café torréfié, 2,400 kilogrammes de café non torréfié, 50,000 litres de vin, 2,400 quintaux d’avoine, 600 quintaux de foin, 700 quintaux de paille. Plusieurs millions étaient en outre demandés à différens cantons du Bas-Rhin. Là même où ne séjournaient pas les troupes ennemies, elles frappaient le pays de leurs lourdes réquisitions, et allaient en réclamer le montant avec une ponctualité implacable. Leurs courses à travers le département et jusque dans la montagne n’avaient d’autre but que d’élargir le cercle de leurs rapines et d’augmenter leur part de butin. Hors des environs immédiats de Strasbourg, qui était l’objectif déterminé