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merveilleusement quels périls obscurs ou lointains créaient pour cette monarchie libérale et pacifique tous ces souvenirs de dictature guerrière et de gloire dont les hommes d’état, par une étrange illusion, croyaient pouvoir se faire une brillante armure, et en réalité c’est par là, c’est par ce sentiment supérieur des grands mouvemens humains, des grands courans de l’histoire que Lamartine s’est créé sans effort une originalité et une puissance. Comme politique, comme homme de parti ou de parlement, qu’a-t-il été ? Un hôte de tous les camps, un volontaire de génie dans la mêlée des opinions, un orateur plus écouté que suivi, un homme aux pressentimens hardis dépaysé dans les partis de gouvernement, ou mieux encore un homme de tradition et de gouvernement dépaysé dans les oppositions, en un mot un glorieux dissident de toutes les causes, de tous les groupes. Comme observateur des phénomènes extérieurs ou intérieurs d’une société en révolution, il a eu souvent des intuitions inattendues, des mots résumant toute une situation et allant frapper les imaginations.

Il a vu quelquefois ce que les autres ne voyaient pas, et de même qu’il signalait un jour l’écueil possible, encore invisible, des superstitions napoléoniennes, il montrait un autre jour quel danger il y avait pour le gouvernement de juillet à trop rétrécir sa politique intérieure, à s’épuiser dans des débats stériles, à laisser les impatiences françaises se dévorer elles-mêmes : « 1830, disait-il, — et notez que c’était en député conservateur, en chevalier d’un ministère constitutionnel qu’il parlait, — 1830 n’a pas su se créer son action et trouver son idée. Vous ne pouviez pas refaire de la légitimité, les ruines de la restauration étaient sous vos pieds. Vous ne pouviez pas faire de la gloire militaire, l’empire avait passé et ne vous avait laissé qu’une colonne de bronze sur une place de Paris. Le passé vous était fermé, il vous fallait une idée nouvelle. Vous ne pouviez pas emprunter à un passé mort je ne sais quel reste de chaleur vitale insuffisant pour animer un gouvernement d’avenir. Il ne faut pas se figurer, messieurs, parce que nous sommes fatigués des grands mouvemens qui ont remué le siècle et nous, que tout le monde est fatigué comme nous et craint le moindre mouvement. Les générations qui grandissent derrière nous ne sont pas lasses, elles ; elles veulent agir et se fatiguer à leur tour ; quelle action leur avez-vous donnée ? La France est une nation qui s’ennuie ! » Voilà un de ces mots qui ont fait le tour de la France et du monde.

« La France s’ennuie ! » Elle a eu depuis, elle n’a pas tardé à trouver, j’en conviens, des distractions auxquelles l’orateur qui prononçait ces paroles n’a point été étranger. Ce que je veux montrer simplement, c’est la disposition d’esprit que Lamartine portait