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dérobait encore à ses yeux dans je ne sais quel nuage empourpré et confus. De là cette indépendance d’attitude qui le rapprochait ou l’éloignait alternativement de tous les camps en lui ménageant tour à tour les flatteries ou les sourires presque dédaigneux des uns et des autres, — des conservateurs, auxquels il restait suspect en défendant souvent leur cause, de l’opposition, dont il combattait les turbulences anarchiques eu reprenant et en dépassant quelquefois ses idées. C’était en vérité un personnage oratoire écouté pour son talent et pour l’éclat de sa parole, mais sans action bien réelle, « avide d’encens plus que d’empire, selon le jugement un peu sévère de M. Guizot, prodigue envers tous d’espérances et de promesses, mais n’ouvrant que ces perspectives vagues et incohérentes qui trompent les désirs qu’elles excitent,… promenant partout ses caresses pour se faire partout admirer et suivre… » Au fond, Lamartine était un royaliste émancipé par une révolution, affranchi de toute solidarité par les événemens, et qui portait dans la politique des instincts supérieurs, tous les goûts d’une personnalité dominatrice, des réminiscences du passé, avec des pressentimens superbes et quelquefois des coups d’œil de voyant jetés sur l’avenir.

La politique, Lamartine la faisait avec ses souvenirs et son imagination. En réalité cependant il voyait, il sentait juste souvent, et même dans les momens où il semblait se séparer le plus des partis qui avaient coopéré au mouvement de 1830, qui prétendaient le consolider ou l’étendre, ce n’est pas toujours lui qui s’est trompé. Il y a notamment un point où son instinct a été une sorte de prescience. Leroyaliste vivait toujours en lui, disais-je, et comme royaliste il était sans doute un peu trop facilement consolé des patriotiques douleurs laissées par les souvenirs de 1814 et de 1815. Il ressentait moins que bien d’autres cette vieille blessure d’une époque attristée par une invasion qu’on croyait, du moins alors, devoir être la dernière, et c’est par là peut-être qu’il a toujours différé le plus de cette génération de 1830, pour qui la révolution de juillet était tout à la fois une victoire de libéralisme et une revanche indirecte de patriotisme. En cela surtout, Lamartine n’était point Béranger ; sans être insensible aux grandeurs et aux malheurs de la France, il n’avait rien du patriote gardant à travers tout l’amertume du vaincu, et même, si l’on veut, les idées qu’il s’est toujours faites de la politique extérieure, du rôle européen de la France, se sont inévitablement ressenties de cette sorte de malentendu avec l’instinct public. Lamartine n’a jamais consenti à reconnaître le droit des immortelles rancunes de 1815, à pactiser avec les impétuosités guerrières qui ont si longtemps grondé au cœur de la France. Sur ce point, il a rompu avec la popularité, avec toute une génération ;