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Quand même les Prussiens auraient réussi à dompter cette énergique, cette ardente résistance qui se prépare, et qu’ils ont enflammée par l’excès de leurs prétentions, ils n’en seraient pas au fond beaucoup plus avancés. Leur orgueil serait comblé, ils seraient entrés à Paris, ils domineraient plus que jamais par la force, soit ; mais après ? Est-ce qu’il se trouverait quelqu’un pour traiter avec eux dans ces conditions ? Est-ce qu’il y aurait une main pour signer la déchéance de la patrie française imposée par la brutalité du vainqueur ? Les Prussiens seraient donc obligés de camper indéfiniment en France, faute de trouver avec qui traiter ! En d’autres termes, ce ne serait point la paix, ce serait la continuation aggravée de la guerre, non plus de gouvernement à gouvernement, mais d’homme à homme, d’opprimé à oppresseur ; ce serait l’invasion fixée, organisée et offrant au XIXe siècle le spectacle d’un des plus monstrueux attentats de la force. M. de Bismarck, dit-on, ne s’inquiète pas outre mesure de ces perspectives ; avec cette confiance superbe d’un homme gâté par le succès, il est persuadé que des victoires nouvelles de l’armée allemande arrangeront tout, et dans son éclectisme au sujet des gouvernemens intérieurs de la France avec lesquels il peut avoir à traiter, il n’exclut en vérité aucune combinaison. La république, par exemple, est peu en faveur au camp prussien, on peut s’en douter. Depuis que le roi Guillaume l’a vue de près en 1848, il en a conservé un vilain souvenir, et ce n’est probablement qu’à la dernière extrémité qu’il se résignerait à traiter avec elle. En dehors de la république, la Prusse préférerait sans doute un prince d’Orléans, mieux encore le comte de Chambord ; mais la Prusse fait à ces princes l’honneur de croire qu’ils ne seraient pas plus disposés que la république à signer la paix qu’on leur offrirait au prix d’un démembrement du pays. Est-il vrai enfin que le roi Guillaume et M. de Bismarck aient pu croire qu’à défaut d’autre chose ils pourraient rétablir une ombre d’empire, une régence avec laquelle ils s’entendraient plus aisément ? Pour le coup, l’idée serait bizarre, et M. de Bismarck, qui a si souvent et si justement accusé nos diplomates de ne point se douter de ce qui se passe en Allemagne, M. de Bismarck montrerait cette fois qu’il ne sait guère lui-même ce qui se passe, ce qui s’est passé en France depuis deux mois. Le moins qu’il aurait à faire pour sa baroque restauration serait de laisser à son service une armée suffisante d’occupation. La légende impériale serait complète ! Nous ne prenons évidemment cette fantaisie, attribuée au premier ministre du roi Guillaume, que pour ce qu’elle vaut et comme un signe des inextricables difficultés où conduisent les excès de la force. Sous prétexte de prendre des précautions pour maintenir une paix durable, on veut créer une guerre éternelle, implacable, une haine inextinguible entre deux nations. Par l’aveu d’une politique de spoliation et de conquête opposée à l’offre d’une transaction équitable, on crée une