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si le chancelier prussien ne demande pas que le maréchal Bazaine se rende, lui aussi, prisonnier de guerre.

Ces énormités, ces cupidités de vainqueur rapace et vindicatif, M. de Bismarck les expose avec une sorte d’abandon, avec une apparente tranquillité de conscience qui n’en est pas sans doute à se manifester, mais qui est toujours étonnante, comme un des signes les plus curieux des perversions de l’orgueil. Cette conversation douloureuse, poignante, M. Jules Favre l’a suivie jusqu’au bout, non certes sans protester, comme il le devait, sans se décourager cependant ; il l’a suivie avec une émotion qui a fini par éclater en sanglots et qu’on ressent comme lui, qui aura sur l’opinion universelle une influence plus décisive que toutes les stratégies diplomatiques, et qui donne à cette scène, désormais historique, du château de Ferrières un caractère unique. Qu’on se figure en effet ces deux hommes dans des situations si diverses, tenant dans leurs mains les destinées de la France et peut-être de l’Europe. L’un ne songe qu’à faire sentir la pointe de son épée et à pousser sa victoire jusqu’au bout, au risque de prolonger une lutte sanglante. De temps en temps, il sort pour aller prendre les ordres de son roi, qui est dans un appartement voisin, et il revient tout aussi implacable dans ses exigences. L’autre, seul au camp ennemi, représente son pays éprouvé par l’invasion, attristé, mais toujours fier et repoussant toute pensée de défaillance. Celui-là n’a pas à consulter un maître, car il a la conviction ardente et sérieuse que la France lui donnera raison, s’il rapporte la paix avec honneur, de même que s’il rapporte la guerre nécessaire, — et après avoir tout entendu, voyant échouer sa mission, il peut se relever à son tour en disant à son interlocuteur : « Je me suis trompé, monsieur le comte, en venant ici… » D’un côté est la force ou la victoire, quoique ce ne soit peut-être ni la victoire ni la force jusqu’au bout ; de l’autre est sûrement la grandeur morale. Non, quoi qu’il puisse arriver, M. Jules Favre n’a point à se repentir de ce qu’il a fait. La démarche qu’il a tentée n’était pas seulement la réalisation d’une pensée humaine et patriotique, elle était politiquement nécessaire. Tant qu’elle n’aurait pas eu lieu, on aurait cru à la possibilité d’un arrangement. Il n’y a rien à regretter, pas même en vérité l’insuccès sous la forme où il s’est produit. Si la Prusse en effet avait compris dès le premier moment quel fruit elle pouvait retirer aux yeux du monde d’un acte de souveraine modération, si, au lieu de se retrancher dans l’inflexibilité hautaine de ses exigences, elle s’était prêtée à des combinaisons qui, tout en étant dures encore, n’auraient point dépassé la limite d’une représaille mesurée, et, pour aller plus droit au fait, si la Prusse, sans prétendre porter la main sur l’intégrité française, n’eût avoué que l’ambition déjà bien grande d’obtenir le démantèlement de quelques places fortes, il n’est point impossible qu’il n’y eût eu au premier moment un certain