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chargé de clinquant qui malgré ses cadeaux est repoussé avec perte, qui prétend jeter le mouchoir à toutes les belles et qui est réduit à le ramasser piteusement, tel est le fond perpétuel de ces misérables héritiers de Turcaret. Brave Lesage, où étais-tu donc ? L’auteur de la meilleure comédie que nous ayons elle après Molière était obligé de travailler pour les petits théâtres. Les comédiens du roi le décourageaient par leur indifférence ou leurs lenteurs calculées : leurs cartons, moins dédaigneux aujourd’hui, gardaient les pièces reçues d’un Lesage, d’un Piron, dix et quinze ans ; mais il y avait une fibre populaire dans le talent de Lesage. Il croyait qu’on peut avoir de l’esprit même sur les tréteaux, Était-il éconduit du Théâtre-Français, il se rejetait sur celui de la Foire. Celle-ci venait-elle à manquer à son infatigable industrie, il se rabattait sur les marionnettes. Après tout, c’étaient toujours des comédiens, et qui valaient souvent les autres : la ficelle faisait toute la différence. Il aimait les petites scènes libres et sans prétentions : elles se prêtaient naturellement à sa manière facile et rapide. Point de liaisons languissantes, ni d’enchaînemens d’aucune sorte ; des situations précises et courtes, simplement juxtaposées, des esquisses légères qui se succédaient au hasard.

Lesage devinait le théâtre de vaudeville de notre temps ; il rêvait un art populaire, et ses efforts souvent heureux attiraient l’attention. Si nous avions eu la liberté, un théâtre original était sur le point de naître de ces tentatives en face du théâtre traditionnel épuisé. Avec la liberté, il se serait bien vite dégagé de ses lazzis, de ses masques et de ses costumes d’au-delà des Alpes ; mais le privilège était si puissant que la scène populaire ne put obtenir de vivre. On la contraignait de garder la partie italienne des dialogues ; bientôt on lui retrancha les intermèdes français ; un autre jour, on supprima les dialogues, et il fallut que la Foire trouvât le moyen avec le seul monologue d’amuser ses spectateurs. Plus tard, on ne lui laissa que la pantomime. Il y avait dans les pauvres acteurs une telle énergie, une telle force de vie et de résistance, qu’ils remplacèrent les paroles par des écriteaux qui descendaient de la voûte. Aussi jamais comédiens ne se virent récompensés par une telle faveur de leur public. Comme les écriteaux étaient rédigés en couplets, les spectateurs, devenus exécutans, chantaient à l’unisson ce que les acteurs, devenus muets par ordre, ne pouvaient plus débiter. On ne sait, en lisant les annales de ces humbles scènes, ce qu’il faut le plus admirer du zèle ou de la patience de nos bons aïeux. Ces tracasseries, qui n’avaient d’autre source que la jalousie des grands théâtres, ne s’arrêtèrent pas là : il fallut clore la Foire ; ces tréteaux où s’essayait une comédie modeste furent renversés. « Elle commençait à intéresser les honnêtes gens, » dit la préface du recueil