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En d’autres instans, Turcaret est compris, mais le mépris l’emporte sur la colère : il n’y a pas alors de revanches à prendre. Voilà pourquoi il excite moins de passion. Heureux les temps où cette admirable comédie ne soulève pas des tempêtes de bravos ! Une circonstance ajoute alors au sang-froid, sinon à l’indifférence du public. La pièce est remplie de malhonnêtes gens, et elle devait être ainsi. L’argent que Turcaret vole au public lui est soutiré par la baronne, à qui il est enlevé par le chevalier, pour aboutir par le larcin à grossir la bourse du valet, en train de devenir à son tour Turcaret II. Il faut que Frontin puisse dire dans un de ces courts monologues si rares et si pleins de Lesage : « J’admire le train de la vie humaine ! Nous plumons une coquette, la coquette mange un homme d’affaires, l’homme d’affaires en pille d’autres, cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde. » Voilà où en arrivent les sociétés qui ne sont menées que par l’argent, et il faut plaindre celles qui sont réduites à rire d’un tel état de choses.

D’autres fois il y a trop de pruderie chez les spectateurs pour goûter la rude franchise de cette pièce, écrite par un honnête homme, s’il en fut ; et il ne s’agit pas seulement de la corruption de la baronne, du chevalier, du laquais, de la soubrette. Les hommes d’argent ne sont plus ni si grossiers ni si dupes. Ils font des coups de bourse avec délicatesse, ils ont les mêmes accointances, mais ils ne se laissent pas voler si facilement. On sort du théâtre la conscience tranquille, se croyant beaucoup meilleur que ces gens-là, et l’on s’en va disant que la pièce de Turcaret a vieilli, que les mœurs en sont exagérées. Le gros du public, se laissant gagner par l’hypocrisie des mœurs, répète machinalement le thème convenu, déconcerté qu’il est du succès peu bruyant d’un de nos chefs-d’œuvre. D’ailleurs il n’y a plus de fermiers-généraux, plus de traitans, plus de partisans, et cela suffit à beaucoup d’esprits superficiels pour que la pièce n’ait pas d’applications. De cette opinion à celle que les Turcarets sont une espèce perdue, il n’y a que la main.

La pièce de Lesage fut une heureuse échappée de la pensée populaire, une revanche en passant de la colère des classes inférieures. Traduire sur la scène d’un théâtre aristocratique d’aussi puissans personnages que ceux qui avaient en main tout l’argent de la France, c’était une surprise, un coup de hardiesse qui ne pouvait se répéter deux fois. La Comédie-Française se garda bien d’y revenir. Les Italiens eux-mêmes ne représentèrent désormais que des financiers radoucis, pâles copies des Bredouille et des Basset. Les Boissy, les Legrand, les Saint-Foix, se chargèrent de leur en fournir. Rien n’est plus fade que ce rôle dans sa décadence. Il prit la place des Gérontes amoureux et morfondus : un Crésus