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Écoutons maintenant un témoin oculaire de ce qui s’était passé du côté du prince Eugène. Ce renommé capitaine avait auprès de lui, attaché à sa maison militaire, un tout jeune officier qui fut depuis le maréchal de Saxe, lequel nous a laissé de visu, sur le fait d’armes du 24 juillet, les piquantes lignes qui suivent[1] :


« A l’affaire de Denain, le maréchal de Villars était perdu, si le prince Eugène eût marché à lui lorsqu’il passa la rivière en sa présence, en lui prêtant le flanc. Le prince ne put jamais se figurer que le maréchal fît cette manœuvre à sa barbe, et c’est ce qui le trompa. Le maréchal de Villars avait très adroitement masqué sa marche. Le prince Eugène le regarda et l’examina jusqu’à onze heures, sans y rien comprendre, avec toute son armée sous les armes. S’il avait, dis-je, marché en avant, toute l’armée française était perdue, parce qu’elle prêtait le flanc, et qu’une grande partie avait déjà passé l’Escaut. Le prince Eugène dit à onze heures : — Je crois qu’il vaut mieux aller dîner, — et fit rentrer les troupes. A peine fut-il à table que milord d’Albemarle lui fit dire que la tête de l’armée française paraissait de l’autre côté de l’Escaut et faisait mine de vouloir l’attaquer. Il était encore temps de marcher, et, si on l’eût fait, un grand tiers de l’armée française était perdu. Le prince donna seulement ordre à quelques brigades de sa droite de se rendre aux retranchemens de Denain, à quatre lieues de là. Pour lui, il s’y transporta à toutes jambes, ne pouvant encore se persuader que ce fût la tête de l’armée française. Enfin il l’aperçoit et lui voit faire sa disposition pour attaquer, et dans le moment il jugea le retranchement perdu et forcé. Il examina l’ennemi pendant un moment, en mordant de dépit dans son gant, et il n’eut rien de plus pressé que de donner ordre que l’on retirât la cavalerie qui était dans ce poste.

« Les effets que produisit cette affaire sont inconcevables. Elle fit une différence de plus de cent bataillons sur les deux armées, car le prince Eugène fut obligé de jeter du monde dans toutes les places voisines. Le maréchal de Villars, voyant que les alliés ne pouvaient plus faire de sièges, tous leurs magasins étant pris, tira des garnisons voisines plus de cinquante bataillons, qui grossirent tellement son armée, que le prince Eugène, n’osant plus tenir la campagne, fut obligé de jeter tout son canon dans Le Quesnoy, qui y fut pris. »


CH. GlRAUD, de l’Institut.

  1. Voyez les Rêveries, liv. II, chap. V, p. 41, édit. de Berlin, 1763.