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partaient aussi journellement et clandestinement du camp de Villars, pour Versailles, où l’inquiétude extrême des esprits disposait à tout écouter, à tout croire, à tout craindre, et multipliait les difficultés de Villars, obligé de répondre à une foule de communications importunes, et par nécessité de service, et par sympathie généreuse pour les anxiétés royales[1]. Jamais chef de guerre n’eut peut-être une aussi grande responsabilité et une tâche aussi rude. Villars, toujours vif et alerte, inaltérable en son humeur, courageux et confiant, savait suffire à tout, quoique souffrant encore de son genou fracassé à Malplaquet.

C’est dans ces circonstances que fut conçue l’idée de l’opération mémorable qui força le prince Eugène, par la prise imprévue de son camp retranché de Denain, à lever le siège de Landrecies, à renoncer à sa pointe sur Paris, à évacuer toutes les places prises depuis la campagne précédente, à repasser la frontière pour rentrer dans les Pays-Bas.

Il est curieux de rechercher à qui appartient la pensée première de l’habile coup de main qui fit tomber Denain en notre pouvoir, inspiration de génie, au succès de laquelle l’opinion unanime des contemporains attribua le salut du royaume, et qui a obtenu l’admiration du plus grand capitaine des temps modernes. Et d’abord comment le prince Eugène lui-même a-t-il pu s’exposer à un si périlleux hasard ?

Le plan d’invasion auquel il s’était arrêté l’obligeait à de grands approvisionnemens de toute espèce. Il avait établi le vaste dépôt de ses munitions, de son artillerie, de ses vivres, à Marchiennes, sur la Scarpe. Le lieu était très bien choisi. La navigation de la Scarpe y facilitait les transports. Au-devant de Marchiennes et du côté de la France, un marais en défendait les abords. A droite était la place forte de Douai, gardée par une forte garnison autrichienne, à gauche était Saint-Amand, protégé par des ouvrages considérables et une forêt qui en défendait les avenues ; mais lorsque le prince Eugène eut porté la conquête et l’agression de la ligne de la Scarpe à la ligne de l’Escaut, il dut se ménager une communication assurée avec ses magasins et dépôts de Marchiennes. C’est ce qu’il fit au moyen d’une chaussée pratiquée à travers le marais dont j’ai parlé, et, au débouché de la chaussée, au moyen d’une double ligne de communication appuyée de retranchemens à droite et à gauche, aboutissant à un camp fortifié qu’Eugène avait établi à Denain, sur l’Escaut, camp retranché qui devint comme le pivot

  1. Voyez les lettres de Villars, dans les Xe et XIe volumes des Mémoires militaires du général de Vault (collection des Monumens inédits sur l’histoire de France). Il en reste un grand nombre d’inédites au dépôt de la guerre.